samedi 6 décembre 2008

FUTURISME : GÉNÉRALITÉS

Luigi RUSSOLO, Carlo CARRÀ, F. T. MARINETTI, Umberto BOCCIONI, Gino SEVERINI


FUTURISME


En France, le futurisme italien a souvent fait l’objet d’un intérêt condescendant. Or rien ne peut légitimement fonder cette attitude : l’intensité plastique des œuvres, l’ampleur et la nouveauté des attendus théoriques, la contribution majeure du mouvement à l’essor des avant-gardes apparaissent indiscutables.


Dans leur perpétuel souci d’innovation, les futuristes ne songèrent rien moins qu’à plaire, utilisant de façon retentissante les ressources de la provocation, du scandale, voire de la violence. Ils se firent les chantres intolérants d’une modernité agressive symbolisée par la machine et par des valeurs plus abstraites liées au mouvement et au dynamisme. Aucun domaine des arts plastiques ne leur fut indifférent; mieux, ils en questionnèrent les limites et étendirent leur pratique à l’écriture, à la musique, au théâtre, au décor.


L’épopée futuriste


La préhistoire du mouvement débute à Rome en 1901 ; Umberto Boccioni et Gino Severini deviennent les élèves du peintre Giacomo Balla, qui les initie au divisionnisme. En 1906, tandis que Severini s’installe à Paris, Boccioni entame un large périple européen qui s’achève l’année suivante à Milan. Là se noueront bientôt d’autres amitiés picturales : avec Carlo Carrà, puis Luigi Russolo, Romolo Romani et Aroldo Bonzagni. Cette même année 1909 se produit encore la rencontre décisive avec Marinetti, le remuant directeur de Poesia , dont Le Figaro a publié le 22 février précédent le manifeste fondateur.


La communication


Le 11 février 1910 paraît sous forme de tract publié par Poesia la proclamation : Agli artisti giovani d’Italia (connu comme Manifeste des peintres futuristes). Marinettien dans sa forme agressive, le texte est cosigné par les "Milanais" Boccioni, Carrà, Russulo et s’adjoint les noms de Severini puis de Balla. Suit, le 11 avril, La Peinture futuriste (dit Manifeste technique) qui précise les options thématiques et esthétiques du groupe. Plusieurs dizaines de manifestes artistiques se succéderont jusqu’à la fin de la guerre : sur la sculpture (Boccioni, 1912 et 1913), l’architecture (Sant’Elia, 1914), la photographie (Bragaglia, 1911), le cinéma (Balla, Corra, Chiti, Ginna, Marinetti, Settimelli, 1912), la musique (Pratella, 1911) et le bruitisme (Russolo, 1913), la danse (Valentine de Saint-Point, 1914)... Il n’y a guère de thèmes de la vie sociale, politique et morale, littéraire, artistique ou scientifique qui ne soient abordés dans la perspective futuriste.


Les futuristes ne manquent aucune occasion de s’exprimer au cours de soirées organisées dans les capitales italiennes. Ils lisent textes et manifestes, se délectent de "la volupté d’être sifflés" et y échangent "presque autant de coups de poing que d’idées" (celui de Boccioni, qui "fait merveille", se verra célébré dans une sculpture de Balla). Ils possèdent néanmoins l’art de communiquer et, se servant abondamment de la presse qui ne saurait les ignorer, se répandent dans toute l’Europe en interviews, déclarations et conférences. Si Poesia, devenu en 1909 "organe du futurisme", disparaît dès la fin de l’année, les éditions qui lui survivent diffusent largement tracts et brochures. Un peu plus tard, Lacerba — fondé à Florence en 1913 par Giovanni Papini et le peintre écrivain Ardengo Soffici — deviendra rapidement un lieu d’expression et de polémique pour le mouvement, mais également le support d’expériences graphiques telles les parolibere ("mots en liberté").


Les expositions


Les expositions du groupe répondent à sa volonté de communication publicitaire et tapageuse. Si en 1911 à Milan on lacère La Risata de Boccioni, l’accueil du milieu international semble plus favorable. Partant en 1912 de la galerie parisienne Bernheim-Jeune, la première grande exposition futuriste va sillonner l’Europe et traversera même l’Atlantique pour être présentée à Chicago. La Préface au catalogue, Les Exposants au public, répand et développe la théorie futuriste dont elle marque nettement la spécificité, notamment à l’égard du cubisme. En 1913, le groupe participe encore à l’exposition des avant-gardes qu’organise Der Sturm à Berlin.


La guerre et la fin d’une aventure


L’hétérogénéité du mouvement et son élargissement à de nouvelles personnalités (les peintres Enrico Prampolini, Fortunato Depero, Ottone Rosai et le photographe Anton Giulio Bragaglia) exacerbent les tensions. Tantôt la capacité manœuvrière de Marinetti, tantôt son autoritarisme réussissent à réduire les conflits. Mais finalement des sécessions interviennent : dès 1914, celle du poète Aldo Palazzeschi ; puis, l’année suivante, le texte Futurisme et marinettisme marque celle des Florentins de Lacerba et prive le reste du mouvement de sa tribune.


À ce moment crucial, les futuristes se livrent à la propagande belliciste et interventionniste. "La guerre, seule hygiène du monde", qu’ils avaient réclamée à cor et à cri, fournit à présent la thématique récurrente. L’engagement idéologique ne suffit pas. Boccioni, Sant’Elia, Marinetti et Russolo, entre autres, s’enrôlent : les deux premiers sont tués dès 1916.


Avec la guerre, une page est définitivement tournée : Carrà se consacre à la "peinture métaphysique", Russolo aux recherches musicales, tandis que Severini évolue vers le classicisme. Seul parmi les fondateurs, Balla s’attache à développer (avec son disciple Depero) les principes du mouvement dans une voie personnelle non figurative. Avec les animateurs que sont Gerardo Dottori, Fillia et Prampolini se profile, dans les années 1920, l’image d’un "second futurisme", post-dadaïste. Une fois encore, en 1929, Marinetti rassemblera ces énergies pour un nouveau manifeste, L’Aéropeinture futuriste . Mais l’élan révolutionnaire du mouvement initial apparaît désormais brisé et son inlassable animateur largement engagé dans la compromission fasciste.


Les principes théoriques et techniques


Les manifestes picturaux de l’année 1910 constituent des préalables à la pratique plastique futuriste, même s’ils s’inspirent de principes plus ou moins explicites de l’œuvre antérieure des signataires. Ils vont induire des audaces formelles inédites et donner au mouvement l’impulsion vigoureuse qui l’impose d’emblée sur la scène internationale.


Le rejet du passéisme


À l’image du prototype marinettien dont ils relaient certains des thèmes, ces manifestes englobent dans la même exécration du passé tout à la fois les hommes, les institutions, les modèles, les pratiques.Les futuristes fustigent les professeurs "ignorants", les archéologues "nécrophiles", les critiques "vendus", les peintres "impuissants", les architectes "affairistes", et n’épargnent pas davantage le public, "canaille inconsciente" qui applaudit. Ils dénoncent les académies "podagres", l’atmosphère "pourrissante" des musées — cimetières promis à la pioche ou au feu — et l’ignorance des officiels. Reniant en bloc l’image référentielle de l’Italie artistique, "patrie de cadavres, immense Pompéi de sépulcres blanchis", ils vilipendent les grands centres historiques, particulièrement Venise, ville-fossile, stigmatisée dans plusieurs manifestes (Tuons le clair de lune et Contre Venise passéiste).


Quant aux modèles, ils subissent une véritable hécatombe. Paradigme de l’art du passé, La Joconde, avant de devenir tête de massacre pour Dada et le surréalisme, reçoit un douteux hommage : "des fleurs, une fois par an, à ses pieds". La peinture sombre se voit condamnée pour contrefaçon. Seuls Rembrandt, Goya et Rodin, suspects de mauvais goût, semblent pour cela même trouver grâce. Mais les cibles existent chez les modernes. Le synthétisme (sans nommer explicitement Gauguin), taxé de "puéril et grotesque" ; l’Art nouveau sécessionniste rejeté d’autant plus violemment qu’il investissait encore naguère le vocabulaire formel et symbolique de Boccioni et de Carrà ; les Indépendants, enfin, "faux aveniristes" eux aussi, mais auxquels tous doivent leur technique de prédilection : le divisionnisme.


Le culte de la vitesse


Si le Manifeste du futurisme désignait la machine comme symbole par excellence de modernité, il mythifiait les engins de transport rapide: train, bateau et surtout automobile. Pour leur part, les manifestes picturaux préfèrent évoquer le mouvement et son concept, la vitesse. Immergé dans cette dimension, l’homme trouve un accord avec le "dynamisme universel", car "tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement". À partir de cela, on peut analyser deux sortes d’images contiguës. Les unes de type rétinien, dues à la persistance des images : "un cheval au galop n’a pas quatre pattes, mais vingt" (Le Cavalier rouge, Carrà, 1912). D’autres, plus abstraites, liées à l’expérience bergsonienne de la durée, intègrent des images fragmentaires inscrites plus ou moins profondément dans le souvenir ; elles assumeront un rôle essentiel dans le procès évolutif du futurisme.


La thématique


Contrairement aux tendances modernes, le futurisme ne relègue pas le sujet au second plan. Son lien essentiel au monde physique comme son engagement social et politique réhabilitent l’iconographie.Certains des thèmes, présents dès l’origine, célèbrent le monde urbain (Périphérie, Boccioni, 1909) et le noctambulisme (Nocturne place Beccaria, Carrà, 1910); d’autres apparaîtront sous la pression des événements politiques (Drapeaux à l’autel de la patrie, Balla, 1915) ou guerriers (Train blindé, Severini, 1915). Les manifestes suscitent rapidement des intérêts nouveaux. L’automobile donne naissance chez Balla et Boccioni à des séries ; mais rien de ce qui paraît propice à l’évocation de la vitesse — train, fiacre, tram, cheval, l’homme lui-même — n’est abandonné. La fureur des émeutes (Les Funérailles de l’anarchiste Galli, Carrà, 1911) ou plus prosaïquement des échauffourées (Rixe dans la galerie, Boccioni, 1910) permet de conjuguer violence et mouvement. Par des équivalences plastiques, les futuristes transfèrent dans l’ordre du visible aussi bien les données psychologiques (États d’âme, Boccioni, 1911) que les stimuli les plus divers (La Musique, Russolo, 1911). Que le mépris de la femme soit proclamé n’empêche nullement Boccioni de prendre pour modèles mère et sœur, ni Severini de préférer les danseuses ; seule la "foire aux jambons pourris" du nu demeure prohibée. Lorsque la tendance à l’abstraction s’affirmera, notamment chez Balla, le sujet n’en restera pas moins explicité par le choc du titre.


L’image futuriste


Signe d’avant-gardisme en Europe, le divisionnisme s’inscrit comme condition sine qua non dans les manifestes, sous le nom de complémentarisme. Sans doute ne s’agit-il pas d’ordonner avec mesure la surface selon le système de Seurat, mais d’accentuer le chromatisme incendiaire des couleurs pures et de mettre à bas la rationalité constructive du dessin.


Cependant, ce "complémentarisme congénital" ne se réduit pas à un choix de palette, si fondamental soit-il. La formule, révélatrice, condense encore la conception paradigmatique de l’objet futuriste qui convoque dans la surface tous les éléments auxquels le lie une relation spatio-temporelle ou affective. Ces liens s’incarnent en des lignes-forces relationnelles qui englobent au surplus le spectateur, "placé désormais au centre du tableau". Ainsi se définit encore un complémentarisme d’objet, simultanéisme bien différent du concept cubiste homonyme.


La photographie (et précocement le cinéma) préoccupe les futuristes d’un double point de vue. Elle possède son praticien, Anton Giulio Bragaglia, inventeur des photodynamismes (La Gifle, 1913). De plus, comme technique annexe, elle fournit pour la représentation du mouvement les premières solutions de caractère analogique, dérivées des recherches chronophotographiques de E.-J. Marrey et de E. Muybridge ; Fillette courant sur le balcon (1912) de Balla réalise certainement le prototype du genre.


À l’exemple des cubistes, les futuristes précipitent la fin de l’homogénéité de la surface peinte. Rompus à l’usage de la typographie — l’expérience des tracts y est pour quelque chose —, ils intègrent précocement les mots à l’image; d’abord en tant qu’éléments caractéristiques de l’environnement urbain (Nord-Sud, Severini, 1912), puis nantis de leur sémantique autonome. La pratique se fond alors avec celle des papiers collés qui insistent sur le message verbal dominé par slogans, cris et onomatopées (Manifestation interventionniste, Carrà, 1914). Avec la série des Parole in libertà, Marinetti accomplit, en sens inverse, le chemin qui relie écriture et peinture.


Les "allègres incendiaires"


La solidarité de groupe ne doit pas masquer les individualismes ni la diversité des démarches, partant les discordances. Chacun veille jalousement à la défense de ses découvertes plastiques, notamment à l’égard de l’extérieur. Ainsi, en 1913, Boccioni ouvre les hostilités contre le cubisme et son héraut Guillaume Apollinaire avec une vigoureuse diatribe anti-orphique, Les Futuristes plagiés en France.


Umberto Boccioni (1882-1916)


Le rôle central de Boccioni dans la genèse du mouvement et de ses postulats théoriques ne fait guère de doute. Il élabore deux notions de base: le simultanéisme comme "synthèse de ce dont on se souvient et de ce que l’on voit" et le dynamisme comme "force intérieure" de l’objet (Les Exposants au public).


Son œuvre plastique tire son origine de thèmes hérités du symbolisme (La Signora Massimino, 1908) ou inspirés par la société industrielle et urbaine présente jusque dans l’Autoportrait de 1908. Deux œuvres clés, encore liées à ces préoccupations, marquent son passage au futurisme ; La ville monte (1910-1911) et la série des États d’âme (1911) intègrent de façon inédite le dynamisme à un espace déstabilisé par des compénétrations spatiales (Ines, 1911). Puis la pratique de la sculpture (Tête + maison + lumière, 1911-1912) ramène Boccioni à une conception plus nucléaire de l’objet, sensible dans la série des Dynamisme de 1913. Ce va-et-vient moteur entre les deux ordres plastiques fournit des exemples achevés de la maturité du futurisme, comme Formes uniques de la continuité dans l’espace (1913) ou Construction spiralique (1914). Boccioni disparaît en pleine activité créatrice au moment où ses recherches donnent la priorité à une intensification radicale des rapports colorés (Portrait de Busoni, 1916).


Gino Severini (1883-1966)


Installé à Montmartre, Severini peint la Ville Lumière dans un style néo-impressionniste aéré et serein. Il sert de relais entre le groupe milanais et les peintres ou écrivains de l’avant-garde parisienne, préparant notamment l’exposition chez Bernheim. Dès l’origine (La Danse du pan pan au Monico, 1911), sa manière s’imprègne fortement de cubisme ; elle en demeurera assez proche par le découpage de l’objet — réagencé toutefois de façon dynamique — par l’introduction des mots dans l’image et la technique du collage. Severini précise ses options particulières dans Les Analogies plastiques du dynamisme (1913-1914): une forme donnée en convoque d’autres par affinités ou contrastes simultanés. De là des équivalences qui s’expriment dans l’algèbre de titres tel Ballerine + mer = bouquet de fleurs (1913). Les inclusions de matières (paillettes, feuilles métalliques...) concourent à l’"intensification réaliste" avec les parolibere et les onomatopées et, anticipant sur les expériences polymatière de Prampolini, profilent "la fin du tableau et de la statue" annoncée par Severini.


Carlo Carrà (1882-1966)


Il revient à Carlo Carrà d’avoir peint l’une des œuvres incarnant le plus totalement l’idéal originel du futurisme. Les Funérailles de l’anarchiste Galli (1911) évoque sans ambiguïté le manifeste de Marinetti qui chantait "le geste destructeur de l’anarchiste" et l’engagement du peintre. Très rapidement, l’œuvre de Carrà révèle une synthèse originale avec les schèmes cubistes (La Galerie de Milan, 1912) et ses techniques (papiers collés de 1914). Il en développe les principes dans un manifeste personnel, La Peinture des sons, des bruits, des odeurs (1913), qui définit les notions d’équivalence et de complémentarisme plastiques. D’autres textes théoriques suivront, publiés par Lacerba ; ils révèlent ses divergences avec Boccioni et marquent son détachement du "marinettisme". Dès 1915, l’intérêt de Carrà pour les grands modèles du passé (de Giotto à Piero della Francesca) l’oriente dans la recherche de "formes concrètes" et son Antigracieux (1916) prélude, avant même sa rencontre avec De Chirico, à son passage à la peinture métaphysique.


Luigi Russolo (1885-1947)


Au carrefour des préoccupations multiples du groupe, les tableaux de Russolo se singularisent par l’organisation très réglée de leur surface. La couleur saturée, scandée par de grands rythmes où dominent les primaires, s’articule clairement en des schèmes empruntés aux sciences physiques et donnés comme équivalents plastiques du dynamisme (La Révolte, 1911).En 1913, Russolo publie L’Art des bruits. Il y préconise une révolution radicale qui étend le domaine artistique aux sons les plus divers de la nature et du machinisme. Outre un nouveau système de notation musicale, il conçoit pour ses compositions les réseaux de bruits , divers instruments insolites, les intonarumori (glouglouteurs, gargouilleurs, hululateurs, etc.). Les intuitions de Russolo trouvent leur écho dans la création contemporaine, de Satie à Varese, et particulièrement dans la musique concrète.


Giacomo Balla (1871-1958)


À l’écart des Milanais, Balla donne d’abord une version rétinienne très marquée du futurisme. C’est le temps du cocasse Dynamisme d’un chien en laisse et de La Main du violoniste (1912). Mais, en 1913, les Compénétrations iridescentes orientent ses recherches dans une voie abstraite, substituant la figuration de la vitesse à celle du mouvement. La plasticité de la forme s’accentue dans des synthèses comme Automobile + vitesse + lumière, jusqu’à atteindre une sorte de dynamisme cosmique dans Le Passage de Mercure vu au télescope (1914) qui évoque les préoccupations de Robert Delaunay.


Après la disparition de Boccioni, Balla devient la figure centrale du mouvement plastique et signe avec Depero le manifeste Reconstruction futuriste de l’univers. Outre les compositions picturales désormais abstraites (Forme du cri "Vive l’Italie", 1915) et ses complexes plastiques intégrant diverses matières colorées, il s’intéresse encore au costume, à la décoration et au mobilier.


Antonio Sant’Elia (1888-1916)


Issu du groupe avant-gardiste Nuove Tendenze, Antonio Sant’Elia adhère au mouvement en 1914 et publie le Manifeste de l’architecture futuriste. Sa pensée architecturale n’a pu s’exprimer que dans les projets conçus pour la Città nuova, vision "aveniriste" de métropole géante. Les pièces maîtresses — immeubles à gradins, complexes de communication terrestre et aérienne — dérivent de la centrale électrique, symbole d’une Italie industrielle et novatrice. Tout proche, Mario Chiattone (1891-1957) n’appartient pas effectivement au groupe ; ses projets utilisent des schèmes comparables où résonne parfois l’écho formel du sécessionnisme viennois.


Rayonnement du futurisme


Viscéralement nationaliste, le mouvement ne se cantonne pourtant pas en Italie. À son exemple, des tendances comparables apparaissent un peu partout dans le monde : formisme ou zonisme polonais, vibrationisme espagnol, vorticisme anglais, stridentisme mexicain... Nombre de plasticiens réagissent plus ou moins durablement : Delaunay, Duchamp et Picabia en France, August Macke et Franz Marc en Allemagne, Frank Kupka en Tchécoslovaquie. Il touche encore la Belgique et l’Europe centrale, mais aussi les États-Unis, l’Amérique latine et même le Japon.


Seul le futurisme russe peut se comparer à son homologue italien. Il possède en Vladimir Maïakovski un inlassable animateur, publie des manifestes (Une gifle au goût du public, 1912) et compte des artistes de premier plan comme David Bourliouk (1882-1967), ou les fondateurs du rayonnisme (1913), Natalia Gontcharova (1883-1962) et Mikhail Larionov (1881-1964). Issus de cette tendance, Vladimir Tatline (1885-1953) et Casimir Malevitch (1878-1935) en développeront les attendus vers la non-figuration radicale du constructivisme et du suprématisme.


Ainsi le futurisme érigea, non sans tumulte, le modernisme en dogme intransigeant, réussissant à briser l’enclavement de l’art italien. Aux côtés du cubisme, son contemporain et rival, il peut revendiquer un rôle moteur essentiel dans la naissance et la diffusion de l’avant-gardisme. Par son refus radical de toute norme, il annonce très directement le dadaïsme et, par sa transgression des limites, il se fait déjà art conceptuel et comportemental.

Claude FRONTISI. « Futurisme », Encyclopaedia Universalis.

cuisine futuriste :

jeudi 4 décembre 2008

vendredi 28 novembre 2008

Maurice DENIS



Maurice DENIS. Les Arbres verts ou Les Hêtres de Kerduel. 1893. 46 X 43. Paris, Musée d'Orsay


Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

Maurice DENIS. « Définition du néo-traditionnisme ». Art et critique, no65, 22 août 1890

Henri MATISSE



Henri Matisse. Fenêtre ouverte à Collioure. Été 1905. 55 X 46. Collection particulière





Henri MATISSE. La Femme au chapeau. 1905. 80, 7 X 59,7. San Srancisco, San Francisco Museum of Modern Art









MAURICE DENIS SUR L'ART D'HENRI MATISSE









Mais notre temps ne produit guère plus qu'un autre d'individus exceptionnels. Il y a peu d'originalités véritables. Les imitateurs sont nombreux. Ils se répartissent en divers groupes : il y a l'école de Cézanne, l'école de Guérin, l'école de Matisse..., etc. C'est l'école de Matisse qui paraît la plus vivante, la plus nouvelle et la plus discutée.




Dès l'entrée de la salle qui lui est consacrée, à l'aspect de paysages, de figures d'étude ou de simples schémas, tous violemment colorés, on s'apprête à scruter les intentions, à connaître les théories : on se sent en plein dans le domaine de l'abstraction.




Sans doute, comme dans les plus ardentes divagations de Van Gogh, quelque chose subsiste de l'émotion initiale de nature. Mais ce qu'on trouve en particulier chez Matisse, c'est de l'artificiel ; non pas de l'artificiel littéraire, comme serait une recherche d'expression idéaliste ; ni de l'artificiel décoratif, comme en ont imaginé les tapissiers turcs ou persans ; non, c'est quelque chose de plus abstrait encore ; c'est la peinture hors de toute contingence, la peinture en soi, l'acte pur de peindre. Toutes les qualités du tableau autres que celles du contraste des tons et des lignes, tout ce que la raison du peintre n'a pas déterminé, tout ce qui vient de notre instinct et de la nature, enfin toutes les qualités de représentation et de sensibilité sont exclues de l'oeuvre d'art. C'est proprement la recherche de l'absolu. Et cependant, étrange contradiction, cet absolu est limité par ce qu'il y a au monde de plus relatif : l'émotion individuelle.




Que Matisse me pardonne si je ne comprends pas. Je sais la finesse de son oeil, les dons de sa sensibilité, et je crois bien ne pas me tromper si je cherche à l'origine de chacune de ses notations, même sommaires, une émotion de nature.




Or, ce que vous faites, Matisse, c'est de la dialectique : vous partez de l'individuel et du multiple ; et par la définition, comme disaient les néo-platoniciens, c'est-à-dire par l'abstraction et la généralisation, vous arrivez à des idées, à des noumènes de tableaux. Vous n'êtes satisfait que lorsque tous les éléments de votre oeuvre vous sont intelligibles. Il faut que rien ne reste de conditionné ou d'accidentel dans votre univers : vous le dépouillez de tout ce qui ne coïncide pas avec les possibilités d'expression que la raison vous fournit. Comme si vous pouviez, dans le domaine de votre art, échapper à l'ensemble des nécessités qui limitent partout notre expérience ! Nous comprenons, disait Taine, des millions de faits, mais au moyen d'une centaine de faits que nous ne comprenons pas. Il faut s'y résigner : tout n'est pas intelligible. Il faut renoncer à construire un art tout neuf avec notre seule raison. Il faut se fier davantage à la sensibilité, à l'instinct, et accepter, sans trop de scrupules, beaucoup de l'expérience du passé. Le recours à la tradition est notre meilleure sauvegarde contre les vertiges du raisonnement, contre l'excès des théories.


Maurice DENIS. « La Peinture ». L'Ermitage, no11, 15 novembre 1905


Henri MATISSE. Luxe I. Été 1907. 210 X 137. Paris, Musée national d'art moderne

Henri MATISSE. La Musique. 1910. 260 X 389. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage


Henri MATISSE. La Danse. 1909-1910. 260 X 391. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage


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Sur le « Fauvisme »





Au printemps 1905, la peinture s'ennuie en France. Ses plus récentes nouveautés ont plus de vingt ans : le néo-impressionnisme de Seurat et Signac a trouvé sa définition et sa logique à la fin des années 1880 et, depuis, des disciples de toutes nationalités pratiquent la division des tons, les touches séparées et le mélange optique, celui que produit l'oeil quand il se tient à distance de la toile. Le mouvement des nabis n'est pas beaucoup plus jeune : Bonnard et Vuillard ne sont plus les provocateurs de la couleur découpée par aplats qu'ils étaient vers 1892, mais des artistes reconnus, presque des classiques.






Quant à l'impressionnisme, il en est à l'âge de la prospérité. Le temps des combats est fini et les expositions de Monet et de Renoir sont des succès assurés. Le premier montre ses paysages londoniens, le second des nus dans une nature ensoleillée, que la critique, enfin réconciliée avec eux, s'accorde à juger très réussis. Les musées français eux-mêmes commencent à penser qu'il serait nécessaire d'acquérir ces oeuvres que les amateurs allemands, nord-américains, russes et scandinaves viennent acheter à Paris.






Au printemps 1905, la peinture française s'ennuie si visiblement que le critique du Mercure de France, Charles Morice, publie le questionnaire qu'il a soumis à plusieurs dizaines d'artistes et leurs réponses. Parmi ses interrogations : "L'impressionnisme est-il mort ?" et "Sommes-nous à la fin ou au début d'une période ?" La plupart des réponses sont incertaines et diplomatiques. Deux peintres seulement semblent susceptibles de jeter du trouble dans cette torpeur confortable : Gauguin et Cézanne. Mais Gauguin est mort en 1903, aux îles Marquises, et Cézanne vit reclus et misanthrope à Aix-en-Provence. Leurs toiles ne sont visibles que dans la galerie d'Ambroise Vollard, marchand lunatique qui ne se soucie guère de les faire connaître, convaincu que la grande peinture se mérite.






Au printemps de 1905, Henri Matisse ne s'ennuie pas, mais il hésite sur la peinture à faire. Cela fait presque dix ans qu'il hésite. Il a 35 ans et un début de réputation. Ancien élève de Gustave Moreau aux Beaux-Arts, il étudie et récapitule méthodiquement les diverses tendances esthétiques apparues depuis 1874 et le surgissement de l'impressionnisme. De la fin des années 1890 au début de 1905, on le voit successivement suivre les exemples, peu compatibles, de Monet, Seurat et Signac, Cézanne et Gauguin. Il lui arrive de paraître proche de Munch, le temps d'une expérience, et de revenir peu après vers les espagnolades de Manet.






Tantôt il suit la leçon d'un seul, tantôt il tente des synthèses stylistiques. Afin d'avoir des exemples en permanence devant les yeux, Matisse, en dépit de sa situation financière médiocre, achète un petit Cézanne et un petit Gauguin : pour cela, Amélie, sa femme, vend ses quelques bijoux. Dans l'appartement du quai Saint-Michel, avec vue sur Notre-Dame et la Seine, ces petits tableaux sont comme des talismans qui doivent favoriser la métamorphose de l'élève Matisse en peintre novateur.






Mais elle tarde. A l'été 1904, Matisse accepte l'invitation de Signac. Celui-ci, depuis la mort de Seurat, est le chef de file et le théoricien du néo-impressionnisme. Il le défend dans un livre de doctrine, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, paru en 1899. Il le défend aussi en regroupant autour de lui de jeunes convertis qu'il aide à exposer. Pour Matisse, il fait plus : il lui propose de passer un été à peindre dans sa propriété de Saint-Tropez ­ - Signac, épris de navigation à voile, a été l'un des découvreurs de Saint-Tropez. Matisse accepte. Les toiles qu'il exécute alors portent évidemment l'empreinte de la théorie divisionniste, dont il peut discuter avec Signac et avec Cross, autre maître de cette école. De ce séjour, Matisse rapporte l'idée d'une composition, des nus féminins sur une plage. Il y travaille l'hiver et lui donne un titre en hommage à Baudelaire, Luxe, calme et volupté . Il l'expose au Salon des Indépendants, le vingt et unième du nom, à partir du 24 mars 1905. Signac achète la toile, manière de l'approuver et d'aider Matisse.






Les critiques les plus attentifs sont moins enthousiastes. "Pourquoi cette incursion chez les théoriciens du "point" ?" , demande Louis Vauxcelles. Charles Morice, qui les nomme "pointillistes et confettistes", est aussi sceptique : "M. Matisse a été mal inspiré d'apporter au groupe son talent. Aurait-il voulu prouver qu'on pouvait tout de suite et sans autre initiation, pour peu qu'on le voulût, passer maître en ce genre ?"

Autant dire qu'en avril 1905 Matisse est loin d'avoir résolu les difficultés qui le retiennent captif. Son travail est à l'image de la situation générale de la peinture moderne : parfaitement réglé, réfléchi, savant, séduisant de couleurs, banal de sujets. Morice est celui qui dénonce le plus cruellement cet état de fait : "L'art réduit à la technique cesse d'être l'art pour devenir une science ­ - une science nouvelle et inutile", écrit-il dans le même compte rendu du Salon des Indépendants. On peut supposer que Matisse a lu ces lignes. Et qu'il s'y est senti mis en cause.Comment réagir ? En s'éloignant de Paris. En allant peindre ailleurs, loin des influences. Ce ne sera plus Saint-Tropez et les amitiés néo-impressionnistes, mais Collioure, près de la frontière espagnole, port de pêcheurs sans passé artistique : il faut rompre avec le milieu parisien et se libérer des influences. Le 16 mai 1905, seul, Matisse arrive à la gare de Collioure et prend une chambre dans le seul hôtel du village, l'Hôtel de la gare justement. Il loue une deuxième chambre, en guise d'atelier, sur la plage du Port-d'Avall. Il est convenu que son épouse le rejoindra un peu plus tard. Et entendu aussi, du moins dans l'esprit de Matisse, qu'un ou d'autres peintres vont venir travailler avec lui.Il le propose à ses anciens camarades des Beaux-Arts, à Marquet, à Manguin, à Camoin. Dès son arrivée, il leur adresse des cartes vantant le pittoresque de l'endroit. Aucun ne peut accepter : affaires sentimentales, défauts de finance ou préférence pour le travail solitaire. Matisse s'adresse alors, en dehors de ses plus proches amis, à un peintre plus jeune que lui, à l'itinéraire et à la formation très différents, André Derain.






Derain a dix ans de moins que lui. Il s'est mis à peindre en autodidacte, en compagnie d'un camarade tout aussi autodidacte que lui, Vlaminck. Ensemble, du côté de Chatou, ils ont exécuté des paysages de la vallée et des banlieues. Ensemble, ils ont découvert avec stupeur Van Gogh. La correspondance que Derain adresse à Vlaminck, durant ses années de service militaire, montre en lui un lecteur de philosophes et de romanciers, un esprit ironique et prompt à tout remettre en cause. Au printemps de 1905, il n'est cependant guère plus qu'un inconnu dont les envois au Salon des Indépendants passent inaperçus, autant que ceux de Vlaminck. Si Matisse est d'ores et déjà une figure de la peinture parisienne, Derain n'est que l'un des nombreux très jeunes artistes qui tentent d'y pénétrer.

Mais Matisse le connaît depuis 1899 ou 1900. Il lui a rendu visite à Chatou, il a vu ses premiers essais. Il lui écrit donc de Collioure. Derain répond début juin, sur le ton mélancolique qui lui est habituel : "Vous savez que je suis bien seul dans mes idées, ce dont je souffre beaucoup en ce moment." Partir, il y est donc prêt. Il obtient de ses parents, si réticents cependant à ce qu'il devienne artiste, 1 000 francs (l'équivalent de 3 340 euros actuels) pour le train et le séjour. Vers le 5 juillet arrive à la gare de Collioure un jeune homme très grand et très maigre, vêtu de blanc et d'une casquette rouge, avec des caisses, des valises et un grand parasol.

Sur ce qui s'est passé ensuite, en juillet et août 1905, les historiens de l'art n'ont cessé de se pencher depuis des années. Analyser les interactions entre Matisse et Derain, les influences croisées, les accords et les désaccords n'est pas aisé. Dans une lettre de Derain à Vlaminck, l'entreprise est définie en deux points : " Une nouvelle conception de la lumière qui consiste en ceci : la négation de l'ombre" ; et "extirper tout ce que la division du ton avait dans la peau".






Le second principe est le plus simple à expliquer : les deux peintres sont parfaitement conscients qu'ils ont tout à perdre à demeurer fidèles au néo-impressionnisme, aux touches séparées et voletantes, à l'exemple de Signac, parce que cette esthétique n'est pas la leur et parce que, ajoute Derain, "c'est en somme un monde qui se détruit lui-même quand on le pousse à l'abstraction". Entendez : systématisées, ces touches font disparaître la nature dans des nuées de taches et de points colorés qui dissolvent les contours et absorbent l'espace perspectif. La remarque est d'autant plus judicieuse que l'abstraction est née, en effet, un peu plus tard, en partie de ce divisionnisme poussé à ce paroxysme, par exemple chez Paul Klee. Donc, Matisse et Derain abandonnent ce procédé, sans doute courant juillet ­ - abandon qui n'interdit du reste pas de brefs retours de Derain à cette technique ultérieurement.

Quant à la "négation de l'ombre", Derain la commente ainsi : "L'ombre est un monde de clarté et de luminosité qui s'oppose à la lumière du soleil." Autrement dit, les ombres ont des couleurs propres et puissantes, plus puissantes même parfois que les couleurs que l'éclat du soleil blanchit. La découverte n'en est pas une. Gauguin l'a énoncée et en a tiré ses effets chromatiques somptueux dès son premier séjour à Tahiti en 1891 et 1892.




Matisse et Derain vérifient, dans le climat méditerranéen, ce que Gauguin a compris dans le Pacifique. Et en tirent à leur tour des conséquences : aucune couleur n'est obligatoire, seule l'est la fidélité de l'oeuvre à la sensation visuelle perçue par l'oeil du peintre. Le sable peut être rouge ou outremer, une chambre aux volets entrouverts pourpre ou vert vif. Les couleurs sont partout, toutes les couleurs. Il suffit de les voir. Il suffit ­ - ce qui est plus difficile encore - ­ d'oser les placer sur la toile en dépit des habitudes anciennes, des interdits, du supposé "réalisme" et de toutes les raisons qui doivent empêcher de peindre la moitié d'un visage turquoise ou vermillon.




Pour affirmer la liberté qu'ils viennent de gagner, les deux peintres posent l'un pour l'autre, et leurs portraits sont affranchis des conventions ordinaires ­ - peau couleur chair, modelés souples. Derain a les yeux vert sombre, Matisse les a vert plus bleuté. Quelques jours ou semaines plus tard, Matisse peint Amélie avec la même audace, la même jouissance érotique d'un chromatisme dégagé de toute obligation descriptive. L'essentiel est acquis.Cet essentiel n'a alors pas encore de nom. Il en reçoit un en octobre 1905 : un nom par moquerie. Au Salon d'automne, la salle VII réunit Matisse, Derain, Vlaminck, Manguin, Marquet et Camoin. Le critique Louis Vauxcelles lance le mot "cage aux fauves", dont vient "fauvisme" ­ - qui désigne depuis lors la peinture née à Collioure. Mais Vauxcelles est loin d'être le plus violent. Le reste de la presse se déchaîne : "Les plus abracadabrantes productions des brosses en délire", "des bariolages informes", "les jeux barbares et naïfs d'un enfant qui s'exerce avec la boîte à couleurs dont on lui fit don pour ses étrennes", "mélange de cires à bouteilles et de plumes de perroquet".

Toutes opinions politiques confondues, les quotidiens dénoncent la folie et la "grosse farce" de ces peintures dont les couleurs offusquent par leur intensité et leur franchise. L'Illustration se saisit de l'affaire et publie des photographies des oeuvres incriminées, accompagnées, par dérision, de citations des rares personnes qui essaient de comprendre et d'expliquer. Le premier scandale artistique du XXe siècle fait l'actualité d'octobre 1905, et sa rumeur se répand en Europe, en Allemagne en particulier où d'autres énergumènes ­ - Kirchner, Pechstein, Heckel - ­ sont en train de créer à Dresde un mouvement nommé Die Brücke, l'homologue du fauvisme.

Ce vacarme assure d'un coup la notoriété des "fauves". En novembre, Vollard achète à Derain quatre-vingt-neuf peintures et autant de dessins en une seule visite. Matisse a de nouveaux défenseurs, parmi lesquels la tribu des Stein ­ - Gertrude, Léo, Michael ­-, qui deviennent ses amis. L'année commencée dans l'ennui et les doutes finit dans les polémiques et les rencontres encourageantes.




Matisse n'en garde pas moins son calme et juge ce qu'il est parvenu enfin à accomplir : "La plus importante évolution, la crise supérieure, c'est quand l'artiste comprend qu'il n'y a plus de peinture objective, que la loi est en lui."(...)

Philippe DAGEN. « La Peinture se réveille ». Le Monde, 27 août 2005

mardi 21 octobre 2008

GAUGUIN, « Soyez amoureuses vous serez heureuses »

Paul GAUGUIN. Soyez symboliste (autoportrait parodique-sérieux avec une caricature de Jean Moreas en putto). La Plume, 1er janvier 1891


Paul GAUGUIN. Soyez amoureuses vous serez heureuses. 1889. 95 X 72. Bas-relief en bois de tilleul polychrome. Boston, Museum of Fine Arts




C'est là comme sculpture ce que j'ai fait de mieux et de plus étrange. Gauguin (comme un monstre) prenant la main d'une femme qui se défend, lui disant : Soyez amoureuses, vous serez heureuses. Le renard, symbole indien de la perversité, puis dans les interstices des petites figures. Le bois sera coloré.



Paul GAUGUIN, lettre à Émile BERNARD, septembre 1889




***



Puisque vous voulez de la littérature, je vais vous en donner un peu (pour vous seul). En haut la cité corrompue de Babylone. En bas, comme à travers une fenêtre, une vue des champs, la nature, avec ses fleurs. Une simple femme, qu'un démon prend par la main, qui se défend malgré le bon conseil de l'inscription tentatrice. Un renard (symbole de perversité chez les Indiens). Plusieurs figures dans cet entourage qui expriment le contraire du conseil (« vous serez heureuses ») pour montrer qu'il est mensonger. Pour ceux qui veulent de la littérature, en voilà. Mais ça n'est pas pour vérification.


Paul GAUGUIN, lettre à Théo VAN GOGH, 21 novembre 1889

mardi 23 septembre 2008

Paul GAUGUIN (1848-1903) II

Jules-Jean-Antoine LECOMTE du NOUY. L'Esclave blanche. 1888. 146 X 118. Nantes, Musée des Beaux-Arts



Paul GAUGUIN. Ta Matete. 1892. 73 X 92. Bâle, Kunstmuseum


L'art de Gauguin sera donc l' « enfance retrouvée » dont parlait Baudelaire ; il en recréera la jouvence dans la diversité des arts « primitifs », à partir d'une tradition européenne forte mais venue à épuisement. Gauguin est probablement l'un des premiers artistes à pratiquer le « musée imaginaire » théorisé par Malraux. Absorbant les influences d'arts profondément étrangers à la tradition européenne, ajoutant à la fréquentation des musées et de l'Exposition universelle l'usage de la reproduction photographique (...) il institue une sorte de musée universel dans lequel toutes les traditions artistiques sont égales et libres, par artistes interposés, d'inventer de nouveaux rapports. À l'envers des musées officiels qui prennent soin d'historiser, de classer et de hiérarchiser, de distinguer entre l'art primitif et l'art civilisé, d'opposer l'art au non-art des peuples inférieurs, et c'est bien pour cela qu'ils ont besoin d'être colonisés, Gauguin invente un musée décolonisé. Que ce retournement ait eu pour condition, non seulement la colonisation et son pillage mais encore l'ouverture en Europe même de l'art aux arts et traditions populaires, ne doit pourtant pas occulter ce qu'il représente : une révolte contre le monopole européen de la représentation dans les arts et une authentique ouverture à des traditions artistiques hétérogènes, moins pour les respecter et les tenir à distance du savoir ethnologique ou de la curiosité folklorique que, ce qui vaut hommage, pour les utiliser et, pourquoi pas, les voler, ainsi que Pissarro en fit sévèrement le reproche à Gauguin, et les détourner au profit de son art. Sa dignité aura été d'emprunter à ceux-là mêmes auxquels le colonisateur prétendait tout apporter, et bien plus que de simples motifs exotiques destinés à ne rien changer d'essentiel ; et de reconnaître sa dette en la faisant prospérer dans sa peinture comme dans ses écrits.


(...)


Ce que la couleur exprime de la pensée, c’est moins le contenu en idée, le contour conceptuel, que l’intensité de la force qui pense; la vie de la pensée n’est pas tant dans ce qui est pensé que dans la façon dont on le pense, selon quelle intensité, avec quelle vitesse. Quand Gauguin parle de la couleur comme d’une conciliation du sensible et de l’intelligence, il n’a pas en vue la simple correspondance d’une matière sensible et d’une idée mais l’éclat fulgurant d’une pensée forçant ses propres limites en direction d’un infini insaisissable. »


Patrick VAUDAY. La Décolonisation du tableau. Paris, Seuil, 2006.


***


Qu’en est-il du rapport entre l’art et la politique ? Je reprends ici une réponse de Jacques Rancière : « Le propre de l’art est d’opérer un redécoupage de l’espace matériel et symbolique. Et c’est par là que l’art touche à la politique » (1).


Il n’est pas sûr qu’il y ait un propre de l’art, d’ailleurs Rancière dans d’autres textes le conteste ; mais en le définissant par un « redécoupage », il dit bien malgré tout qu’il n’y a pas d’essence de l’art, qui serait par exemple le beau par opposition à l’utile, l’être par opposition aux étants, etc. ; il n’y a pas d’essence de l’art puisque l’art est toujours intervention sur une matière première, re-présentation, re-prise, re-maniement, re-configuration d’une figure préexistante. Bref, il ne se définit pas par une essence mais par son opération, pas par ce qu’il est et serait intemporellement mais par ce qu’il fait localement dans des contextes déterminés. Il n’est pas fidélité à une essence mais trahison d’un ordre par fidélité à une situation singulière ; il est « écart », mouvement vers ce qui ne trouve pas sa place dans l’ordre institué du visible ; ce pourquoi il est foncièrement imprédictible. L’écart est à la fois déchirure, partage, division de l’espace institué et sa déformation, sa torsion/reconfiguration ; déchirure, il le dé-totalise, le dés-institue dans sa prétention à fonder un ordre naturel du visible et le rend à sa contingence historique ; déformation, il l’étire en quelque sorte pour y inclure ce qui en était exclu. Ce qui ne va pas sans reconfiguration de l’espace.

Par exemple, Gauguin. Pourquoi me suis-je intéressé à lui ? Parce qu’il contestait ce qu’on pourrait appeler l’espace grec : « la grosse erreur, c’est le Grec, si beau qu’il soit » (2).

Disant cela, Gauguin a notamment en vue le privilège accordé au dessin, à la claire délinéation des formes dans l’espace perspectif qui permet leur identification, avec pour conséquence la réduction de la couleur à une fonction secondaire d’ornement sensible. Érigée en norme picturale académisée, l’art grec de la mimésis se traduisait par un ravalement des autres formes d’art exclues dans le domaine indistinct du non-art, tout juste bon à servir de témoin des étapes sur la longue route de la civilisation. Comme le remarque Malraux à propos de la sculpture, « aux statues qui ne devaient rien à la Grèce, l’archéologie commençait » (3).

Ce qui signifie que les autres civilisations n’étaient pas des contemporains, des semblables autres mais des moments dépassés d’un développement téléologique. La métaphore archéologique doit ici recevoir tout son sens ; la coexistence dans l’espace de cultures esthétiques hétérogènes, au lieu de faire place à une pluralité des mondes et d’ouvrir à une interrogation sur les frontières de l’art, est dans le meilleur des cas retraduite selon l’axe du temps pour figurer les étapes d’un progrès. « Archéologiser » les autres formes d’art, c’était une façon de les anesthésier, de ne pas en recevoir l’effet de trouble dans le monde des formes et le rapport à l’espace ; c’était d’entrée de jeu traiter les vivants comme des morts. Ce qui fut fait avec la grande mise en scène des Expositions Universelles et des Expositions coloniales. On se souvient que Bergson critiquait la spatialisation du temps, il y aurait lieu tout autant de dénoncer le phénomène inverse, la soumission de l’espace au temps de l’histoire qui en justifie la conquête.

Avec ce dispositif temporel d’« archéologisation », on a affaire à une entreprise de ségrégation et de hiérarchisation des espaces en vue de la domination au service d’un ordre. Par rapport à ce dispositif, en quoi a consisté l’écart de Gauguin ? D’abord, sur les lieux mêmes de la colonisation de l’autre par la représentation (E. Said) dont les Expositions étaient la mise en œuvre spectaculaire, cela a consisté à égaliser les regards, voire à en inverser la hiérarchie ; supériorité de l’art persan, cambodgien et égyptien qui partent de la surface et de la ligne abstraite sur l’art grec de la mimésis. L’art n’est pas représentation, au sens d’Aristote, pour Gauguin mais « abstraction », et ce qu’il trouve dans les arts primitifs c’est un sens de la ligne abstraite qui anime les surfaces, engendre les figures et en traduit les métamorphoses. Ensuite, c’est le culte de la couleur pure qui n’est plus là pour le pittoresque et comme simple adjuvant de la représentation mais à titre de force expressive ayant sa valeur et son intensité propres. Enfin, substitution à l’espace « optique » et homogène de la représentation d’un espace « haptique » et « acoustique » à distances variables que Gauguin compare souvent au tapis. Pour résumer : la ligne abstraite, la couleur pure, l’espace de résonance.

L’œuvre de Gauguin illustre parfaitement ce que fait l’art et ce qu’il nous fait ; il nous déplace, il déplace notre regard, et ne vaut le déplacement que pour cela. Ce déplacement de l’art a à voir avec l’espace ; pas de changement de regard sans changement de place. Mais le voyage est là pour montrer qu’il ne suffit pas de se déplacer dans l’espace pour qu’opère le changement du regard. Bien des peintres contemporains de Gauguin ont fait comme lui le voyage des tropiques ou d’ailleurs sans pour autant changer de regard. Fromentin qui était un bon peintre ne changera pas sa manière de peindre qui était celle d’un artiste nourri de la leçon des maîtres flamands d’autrefois quand il se prendra d’enthousiasme pour le Maghreb ; il ne changera pas sa conception de l’espace qu’il se contentera d’acclimater au pittoresque local. C’est l’équivalent dans l’ordre de la représentation d’une annexion.

Une autre façon de concevoir le déplacement, c’est de quitter une place pour une autre, c'est-à-dire à proprement parler changer de place. Par exemple, adopter le point de vue d’un autre en se mettant à sa place, faire siens ses modes de sentir, de percevoir et de penser. Ce déplacement ne serait pas un déplacement dans l’espace mais un changement d’espaces qui resteraient indifférents l’un à l’autre. Ce serait donc l’équivalent d’une conversion, de convertere, se tourner vers. Ce serait le cas de Gauguin s’il avait complètement tourné le dos à la tradition picturale européenne pour adopter les pratiques ancestrales des Maoris ; ce qui n’est pas le cas.

Ce qu’il fait est plus complexe ; au contact de traditions artistiques hétérogènes, il se déplace dans son propre espace, pour devenir, pour parler comme Deleuze, étranger à son propre espace. Ce déplacement ne consiste ni à rester sur place, ni à changer de place, ce n’est ni une annexion ni une conversion ; il consiste, selon l’étonnante expression de Deleuze, en un « voyage sur place », c’est donc une transformation.

Je cite Deleuze et Guattari : « ce qui distingue les voyages, ce n’est ni la qualité objective des lieux, ni la quantité mesurable de mouvement – ni quelque chose qui serait seulement dans l’esprit – mais le mode de spatialisation, la manière d’être dans l’espace, d’être à l’espace » (4).

Patrick VAUDAY. « L'Art, une politique de l'espace ». 2007

(1) Jacques Rancière. Malaise dans l’esthétique. Paris, Galilée, 2004, p. 37.
(2) Paul Gauguin. Oviri. Écrits d’un sauvage, choisis et présentés par Daniel Guérin. Paris, Gallimard, Folio, 1989, p. 156.
(3) André Malraux, Le Musée imaginaire (1965). Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 59.
(4) Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mille plateaux. Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 645.



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« La peinture orientaliste a-t-elle été une fenêtre ouverte sur le monde oriental ou un simple trompe-l'œil destiné à donner un semblant d'incarnation aux rêves occidentaux sur l'Orient ? » (1)


Patrick Vauday (2) propose sur ce thème une réflexion qui éclaire l'arrière-plan et les ressorts mis en œuvre ; pour ce faire il explore et compare les parcours de trois peintres (3) qui, au XIXe siècle, ont cherché hors d'Europe les voies et les moyens d'un renouvellement — motifs, techniques et, au-delà, pourquoi pas ? une révolution du regard (4). Or le XIXe siècle est marqué par la généralisation de l'entreprise coloniale ; celle-ci aurait-elle contaminé la démarche des peintres en quête d'ailleurs ?


Le soupçon n'a pas manqué d'être formulé à l'encontre de Gauguin : Bengt Danielsson (5) le premier a dressé le portrait d'un artiste moins révolté que serviteur de la France colonisatrice. Patrick Vauday conteste fermement ce jugement ; opposant l'analyse d'un philosophe de l'image au prétendu constat de l'historien il inverse la perspective : « on peut parler à propos de son œuvre de " décolonisation " de l'espace représentatif occidental » (6).


(1) Patrick Vauday, « Introduction », La Décolonisation du tableau, pp. 8-9
(2) Patrick Vauday est maître de conférence en philosophie à l'université Paris 9-Dauphine et directeur de programme au Collège international de philosophie. Ses travaux portent essentiellement sur l'esthétique et la politique des images. Il est notamment l'auteur de La Matière des images (L'Harmattan, 2001) et de La Peinture et l'image (Pleins Feux, 2002).
(3) Delacroix (Algérie), Gauguin (Polynésie), Monet (Japon).
(4) « Introduction », p. 8
(5) Bengt Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Papeete, Éditions du Pacifique, 1975

samedi 20 septembre 2008

Paul GAUGUIN. Ia Orana Maria (Je vous salue Marie). 1891. 114 X 88. New York, The Metropolitan Museum of Art



Je ne veux faire que de l'art simple ; pour cela j'ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l'aide seulement des moyens d'art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais.

Paul GAUGUIN, Noa Noa. Paris, Jean-Jacques Pauvert & Compagnie, 1988.

Paul GAUGUIN (1848-1903) I


Paul GAUGUIN. La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l'Ange. 1888. 73 X 92. Edinburgh, National Gallery of Scotland

Je viens de faire un tableau religieux très mal fait mais qui m'a interessé à faire et qui me plaît. Je voulais le donner à l'église de Pont-Aven. Naturellement on n'en veut pas.
Des Bretonnes groupées prient, costumes noirs très intenses. Les bonnets blancs jaunes très lumineux. Les deux bonnets à droite sont comme des casques monstrueux. Un pommier traverse la toile, violet sombre, et le feuillage dessiné par masses comme des nuages vert émeraude avec les interstices jaune vert du soleil. Le terrain vermillon pur.
L'Ange est habillé de bleu outre-mer et Jacob vert bouteille. Les ailes de l'Ange jaune de chrome 1 pur. Les cheveux de l'Ange chrome 2 et les pieds chair orange. Je crois avoir atteint dans les figures une grande simplicité rustique et superstitieuse. Le tout très sévère. Pour moi, dans ce tableau, le paysage et la lutte n'existent que dans l'imagination des gens en prière, par suite du sermon. C'est pourquoi il y a contraste entre les gens nature et la lutte dans son paysage non nature et disproportionné.

Paul GAUGUIN, lettre à Vincent VAN GOGH, Pont-Aven, 27 septembre 1888


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« Un conseil, ne peignez pas trop d'après nature. L'art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la création qui résultera, c'est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître, créer. »


Paul GAUGUIN, lettre à Claude-Émile SCHUFFENECKER


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L'oeuvre d'art sera :

1°- IDÉISTE, puisque son idéal unique sera l'expression de l'Idée ;

2°- SYMBOLISTE, puisqu'elle exprimera cette Idée en formes ;

3°-SYNTHÉTIQUE, puisqu'elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ;

4°- SUBJECTIVE, puisque l'objet n'y sera jamais considéré en tant qu'objet, mais en tant que signe d'idée perçu par le sujet ;

5°- (C'est une conséquence) DÉCORATIVE, - car la peinture décorative proprement dite, telle que l'ont comprisee les Égyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n'est rien autre chose qu'une manifestation d'art à la fois subjectif, synthétique, symbolique et idéiste.

G.-ALBERT AURIER. « Le Symbolisme en peinture - Paul Gauguin ». Mercure de France, mars 1891.
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« L'initiateur incontestable de ce mouvement artistique - peut-être un jour pourra-t-on dire de cette renaissance -, ce fut Paul Gauguin. À la fois peintre, sculpteur sur bois, ornemaniste, il a un des premiers affirmé la nécessité de la simplification des modes expressifs, la légitimité de la recherche d'effets autres que les effets de la servile imitation des matérialistes, le droit pour l'artiste de se préoccuper du spirituel et de l'intangible. Son oeuvre picturale (...) est empreinte d'une philosophie profonde et hautement idéaliste, exprimée par des moyens élémentaires qui ont particulièrement perturbé le public et la critique. C'est, pourrait-on presque dire, du Platon plastiquement interprété par un sauvage de génie. Il y a, en effet, du sauvage dans Gauguin, du primitif, de l'Indien qui, d'instinct, sculpte en l'ébène des rêves étranges et merveilleux, bien plus troublants que les banales rêverasseries des maîtres patentés de nos académies.
G.-ALBERT AURIER. « Les Symbolistes ». La Revue encyclopédique, 1er avril 1892


Paul GAUGUIN. Le Christ jaune. 1889. 92 X 73. Buffalo, Albright-Knox Museum


J'aime la Bretagne, j'y trouve le sauvage, le primitif, quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture.
Paul GAUGUIN. Oviri. Écrits d'un sauvage. Textes choisis et présentés par Daniel GUÉRIN, Paris, Gallimard, 1974
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J'apprends que M. Paul Gauguin va partir pour Tahiti. Son intention est de vivre là, plusieurs années, seul, d'y construire sa hutte, d'y retravailler à neuf à des choses qui le hantent. Le cas d'un homme fuyant la civilisation, recherchant volontairement l'oubli et le silence, pour mieux se sentir, pour mieux écouter les voix intérieures qui s'étouffent au bruit de nos passions et de nos disputes, m'a paru curieux et touchant. M. Paul Gauguin est un artiste très exceptionnel, très troublant, qui ne se manifeste guère au public et que, par conséquent, le public connaît peu. Je m'étais bien des fois promis de parler de lui. Hélas ! je ne sais pourquoi, il me semble que l'on n'a plus le temps de rien. Et puis, j'ai peut-être reculé devant la difficulté d'une telle tâche et la crainte de mal parler d'un homme pour qui je professe une haute et tout à fait particulière estime. Fixer en notes brèves et rapides la signification de l'art si compliqué et si primitif, si clair et si obscur, si barbare et si raffiné de M. Gauguin, n'est-ce point chose irréalisable, je veux dire au-dessus de mes forces ? Pour faire comprendre un tel homme et une telle œuvre, il faudrait des développements que m'interdit la parcimonieuse exigence d'une chronique. Cependant, je crois qu'en indiquant, tout d'abord, les attaches intellectuelles de M. Gauguin et en résumant, par quelques traits caractéristiques, sa vie étrange et tourmentée, l'œuvre s'éclaire, elle-même, d'une vive lumière.


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M. Paul Gauguin est né de parents, sinon très riches, du moins qui connurent l'aisance et la douceur de vivre. Son père collaborait au National, d'Armand Marrast, avec Thiers et Degouve-Denuncques. Il mourut en mer, en 1852, au cours d'un voyage au Pérou, qui fut, je crois bien, un exil. Il a laissé le souvenir d'une âme forte et d'une intelligence haute. Sa mère, née au Pérou, était la fille de Flora Tristan, de cette belle, ardente, énergique Flora Tristan, auteur de beaucoup de livres de socialisme et d'art, et qui prit une part si active dans le mouvement des phalanstériens. Je sais d'elle un livre : Promenades dans Londres, où se trouvent d'admirables, de généreux élans de pitié. M. Paul Gauguin eut donc, dès le berceau, l'exemple de ces deux forces morales où se forment et se trempent les esprits supérieurs: la lutte et le rêve. Très douce et choyée fut son enfance. Elle se développa, heureuse, dans cette atmosphère familiale, tout imprégnée encore de l'influence spirituelle de l'homme extraordinaire qui fut certainement le plus grand de ce siècle, du seul en qui, depuis Jésus, s'est véritablement incarné le sens du divin: de Fourier.



 l'âge de seize ans, il s'engage comme matelot pour cesser des études qui coûtaient trop à sa mère; car la fortune avait disparu avec le père mort. Il voyage. Il traverse des mers inconnues, va sous des soleils nouveaux, entrevoit des races primitives et de prodigieuses flores. Et il ne pense pas. Il ne pense à rien, du moins, il le croit, il ne pense à rien qu'à son dur métier auquel il consacre toute son activité de jeune homme bien portant et fortement musclé. Pourtant, dans le silence des nuits de quart, inconsciemment, il prend le goût du rêve et de l'infini, et, quelque fois, aux heures de repos, il dessine, mais sans but aucun et comme pour « tuer le temps ».



Il n'a point encore reçu le grand choc ; il n'a point encore senti naître la passion de l'art qui va s'emparer de lui et l'étreindre tout entier, âme et chair, jusqu'à la souffrance, jusqu'à la torture. Il n'a, point conscience des impressions énormes, puissantes, variées qui, par un phénomène de perception insensible et latente, entrent, s'accumulent, pénètrent, à son insu, dans son cerveau, si profondément que, plus tard, rentré dans la vie normale, lui viendra l'obsédante nostalgie de ces soleils, de ces races, de ces flores, de cet Océan Pacifique, où il s'étonnera de retrouver comme le berceau de sa race à lui, et qui semble l'avoir bercé, dans les autrefois, de chansons maternelles déjà entendues.



Le voilà revenu à Paris, son temps de service fini. Il a des charges ; il faut qu'il vive et fasse vivre les siens. M. Gauguin entre dans les affaires. Pour l'observateur superficiel, ce ne sera pas une des moindres bizarreries de cette existence imprévue, que le passage à la Bourse de ce suprême artiste, comme teneur de carnet chez un coulissier. Loin d'étouffer en lui le rêve qui commence, la Bourse le développe, lui donne une forme et une direction. C'est que, chez les natures hautaines, et pour qui sait la regarder, la Bourse est puissamment évocatrice de mystère humain. Un grand et tragique symbole gît en elle. Au-dessus de cette mêlée furieuse, de ce fracas de passions hurlantes, de ces gestes tordus, de ces effarantes ombres, on dirait que plane et survit l'effroi d'un culte maudit. Je ne serais pas étonné que M. Gauguin, par un naturel contraste, par un esprit de révolte nécessaire, ait gagné là le douloureux amour de Jésus, amour qui, plus tard, lui inspirera ses plus belles conceptions.



En attendant, se lève en lui un être nouveau. La révélation en est presque soudaine. Toutes les circonstances de sa naissance, de ses voyages, de ses souvenirs, de sa vie actuelle, amalgamées et fondues l'une, dans l'autre, déterminent une explosion de ses facultés artistes, d'autant plus forte qu'elle a été plus retardée et lente à se produire. La passion l'envahit, s'accroît, le dévore. Tout le temps que lui laissent libre ses travaux professionnels, il l'emploie à peindre. Il peint avec rage. L'art devient sa préoccupation unique. Il s'attarde au Louvre, consulte les maîtres contemporains. Son instinct le mène aux artistes métaphysiques, aux grands dompteurs de la ligne, aux grands synthétistes de la forme. Il se passionne pour Puvis de Chavannes, Degas, Manet, Monet, Cézanne, les Japonais, connus à cette époque de quelques privilégiés seulement. Chose curieuse et qui s'explique par un emballement de jeunesse, et, mieux, par l'inexpérience d'un métier qui le rend mal habile à l'expression rêvée, en dépit de ses admirations intellectuelles, de ses prédilections esthétiques, ses premiers essais sont naturalistes. Il s'efforce de s'affranchir de cette tare, car il sent vivement que le naturalisme est la suppression de l'art, comme il est la négation de la poésie, que la source de toute émotion, de toute beauté, de toute vie, n'est pas à la surface des êtres et des choses, et qu'elle réside dans les profondeurs où n'atteint plus le crochet des nocturnes chiffonniers.



Mais comment faire ? Comment se recueillir ? Il est, à chaque minute, arrêté dans ses élans. La Bourse est là qui le réclame. On ne peut suivre, en même temps, un rêve et le cours de la rente, s'émerveiller à d'idéales visions, pour retomber aussitôt, de toute la hauteur d'un ciel, dans l'enfer des liquidations de quinzaine et des reports. M. Gauguin n'hésite plus. Il abandonne la Bourse, qui lui faisait facile la vie matérielle, et il se consacre tout entier à la peinture, malgré la menace des lendemains pénibles et les incertitudes probables des lendemains. Années de luttes sans merci, d'efforts terribles, de désespérances et d'ivresses, tour à tour. De cette période difficile où l'artiste se cherche, date une série de paysages qui furent exposés, je crois, rue Laffitte, chez les Impressionnistes. Déjà s'affirme, malgré des réminiscences inévitables, un talent de peintre supérieur, talent vigoureux, volontaire, presque farouche, et charmant avec cela, et sensitif, parce qu'il est très compréhensif de la lumière et de l'idéal qu'elle donne aux objets. Déjà ses toiles, trop pleines de détails encore, montrent, dans leur ordonnance, un goût décoratif tout particulier, goût que M. Gauguin a, depuis, poussé jusqu'à la perfection dans ses tableaux récents, ses poteries d'un style si étrange, et ses bois-sculptés d'un art si frissonnant.



En dépit de son apparente robustesse morale, M. Gauguin est une nature inquiète, tourmentée d'infini. Jamais satisfait de ce qu'il a réalisé, il va, cherchant, toujours, un au-delà. Il sent qu'il n'a pas donné de lui ce qu'il en peut donner. Des choses confuses s'agitent en son âme ; des aspirations vagues et puissantes tendent son esprit vers des voies plus abstraites, des formes d'expression plus hermétiques. Et sa pensée se reporte aux pays de lumière et de mystère qu'il a jadis traversés. Il lui semble qu'il y a là, endormis, inviolés, des éléments d'art nouveaux et conformes à son rêve. Puis, c'est la solitude, dont il a tant besoin; c'est la paix, et c'est le silence, où il s'écoutera mieux, où il se sentira vivre davantage. Il part pour la Martinique. Il y reste deux ans, ramené par la maladie : une fièvre jaune dont il a failli mourir et dont il est des mois et des mois à guérir. Mais il rapporte une suite d'éblouissantes et sévères toiles où il a conquis, enfin, toute sa personnalité, et qui marquent un progrès énorme, un acheminement rapide vers l'art espéré. Les formes ne s'y montrent plus seulement dans leur extérieure apparence ; elles révèlent l'état d'esprit de celui qui les a comprises et exprimées ainsi. Il y a, dans ces sous-bois aux végétations, aux flores monstrueuses, aux figures hiératiques, aux formidables coulées de soleil, un mystère presque religieux, une abondance sacrée d'Éden. Et le dessin s'est assoupli, amplifié ; il ne dit plus que les choses essentielles, la pensée. Le rêve le conduit dans la majesté des contours, à la synthèse spirituelle, à l'expression éloquente et profonde. Désormais, M. Gauguin est maître de lui. Sa main est devenue l'esclave, l'instrument docile et fidèle de son cerveau. Il va pouvoir réaliser l'œuvre tant cherchée.



Œuvre étrangement cérébrale, passionnante, inégale encore, mais jusque dans ses inégalités poignante et superbe œuvre douloureuse, car pour la comprendre, pour en ressentir le choc, il faut avoir soi-même connu la douleur et l'ironie de la douleur, qui est le seuil du mystère. Parfois elle s'élève jusqu'à la hauteur d'un mystique acte de foi ; parfois elle s'effare et grimace dans les ténèbres affolantes du doute. Et toujours émane d’elle l'amer et violent arôme des poisons de la chair. Il y a dans cette œuvre un mélange inquiétant et savoureux de splendeur barbare, de liturgie catholique, de rêverie hindoue, d'imagerie gothique, de symbolisme obscur et subtil ; il y a des réalités âpres et des vols éperdus de poésie, par où M. Gauguin crée un art absolument personnel et tout nouveau, art de peintre et de poète, d'apôtre et de démon, et qui angoisse.



Dans la campagne toute jaune, d'un jaune agonisant, en haut du coteau breton qu'une fin d'automne tristement jaunit, en plein ciel, un calvaire s'élève, un calvaire de bois mal équarri, pourri, disjoint, qui étend dans l'air ses bras gauchis. Le Christ, telle une divinité papoue, sommairement taillé dans un tronc d'arbre par un artiste local, le Christ piteux et barbare est peinturluré de jaune. Au pied du calvaire des paysannes se sont agenouillées. Indifférentes, le corps affaissé pesamment sur la terre, elles sont venues là parce que c'est la coutume de venir là, un jour de Pardon. Mais leurs yeux et leurs lèvres sont vides de prières. Elles n'ont pas une pensée, pas un regard pour l'image de Celui qui mourut de les aimer. Déjà enjambant des haies, et fuyant sous les pommiers rouges, d'autres paysannes se hâtent vers leur bauge, heureuses d'avoir fini leurs dévotions. Et la mélancolie de ce Christ de bois est indicible. Sa tête a d'affreuses tristesses ; sa chair maigre a comme des regrets de 1a torture ancienne, et il semble se dire, en voyant à ses pieds cette humanité misérable et qui ne comprend pas : « Et pourtant, si mon martyre avait été inutile ? »



Telle est l'œuvre qui commence la série des toiles symboliques de M. Gauguin. Je ne puis malheureusement pas m'étendre davantage sur cet art qui me plairait tant à étudier dans ses différentes expressions : la sculpture, la céramique, la peinture. Mais j'espère que cette brève description suffira à révéler l'état d'esprit si spécial de cet artiste, aux hautes visées, aux nobles vouloirs.



Il semble que M. Gauguin, parvenu à cette hauteur de pensée, à cette largeur de style, devrait acquérir une sérénité, une tranquillité d'esprit, du repos. Mais non. Le rêve ne se repose jamais dans cet ardent cerveau ; il grandit et s'exalte à mesure qu'il se formule davantage. Et voilà que la nostalgie lui revient de ces pays où s'égrenèrent ses premiers songes. Il voudrait revivre, solitaire, quelques années, parmi les choses qu'il a laissées de lui, là-bas. Ici, peu de tortures lui furent épargnées, et les grands chagrins l'ont accablé. Il a perdu un ami tendrement aimé, tendrement admiré, ce pauvre Vincent Van Gogh, un des plus magnifiques tempéraments de peintre, une des plus belles âmes d'artiste en qui se confia notre espoir. Et puis la vie a des exigences implacables. Le même besoin de silence, de recueillement, de solitude absolue, qui l'avait poussé à la Martinique, le pousse, cette fois, plus loin encore, à Tahiti où la nature s'adapte mieux à son rêve, où il espère que l'Océan Pacifique aura pour lui des caresses plus tendres, un vieil et sûr amour d'ancêtre retrouvé. Où qu'il aille, M. Paul Gauguin peut être assuré que notre piété l'accompagnera.



Octave MIRBAU. « Paul Gauguin ». L'Écho de Paris, 16 février 1891


***


Retrouver le primitif, «l'être rêvé que Stéphane Mallarmé désigne « l'homme primitif suprême », c'est-à-dire l'homme revenu et retrempé aux lois essentielles, aux préceptes constitutifs de la vie, sans rien perdre des conquêtes amassées par les siècles. »


Charles MORICE. »Paul Gauguin ». Mercure de France, décembre 1893

Stéphane MALLARMÉ (Jules HURET, « Enquête sur l'évolution littéraire : Stéphane Mallarmé », 1891

Paul GAUGUIN. Stéphane Mallarmé. Gravure. 1891



Il était utile, avant de passer à l'étude des formules consacrées, d'entendre les vœux et les théories d'art de ceux qui sont encore discutés, de ceux qui prétendent à la conquète de l'avenir et qui se présentent eux-mêmes comme les vainquers de demain. A ce moment de mon enquête, il m'a semblé nécessaire de donner la parole aux symbolistes-décadents, trop connus de nos lecteurs pour qu'il soit utile de les leur présenter.


J'ai commencé par les Précurseurs.



M. STÉPHANE MALLARMÉ



L'un des littérateurs les plus généralement aimés du monde des lettres, avec Catulle Mendès. Taille moyenne, barbe grisonnante, taillée en pointe, un grand nez droit, des oreilles longues et pointues de satyre, des yeux largement fendus, brillant d'un éclat extraordinaire, une singulière expression de finesse tempérée par un grand air de bonté. Quand il parle, le geste accompagne toujours la parole, un geste nombreux, plein de grâce, de précision, d'éloquence; la voix traîne un peu sur les fins de mots en s'adoucissant graduellement : un charme puissant se dégage de l'homme, en qui l'on devine un immarcessible orgueil, planant au-dessus de tout, un orgueil de dieu ou d'illuminé devant lequel il faut tout de suite intérieurement s'incliner, – quand on l'a compris.


– Nous assistons, en ce moment, à un spectacle vraiment extraordinaire, unique, dans toute l'histoire de la poésie : chaque poète allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu'il lui plaît ; pour la première fois, depuis le commencement, les poètes ne chantent plus au lutrin. Jusqu'ici, n'est-ce pas, il fallait, pour s'accompagner, les grandes orgues du mètre officiel. Eh bien, on en a trop joué, et on s'en est lassé. En mourant, le grand Hugo, j'en suis bien sûr, était persuadé qu'il avait enterré toute poésie pour un siècle ; et, pourtant, Paul Verlaine avait déjà écrit Sagesse ; on peut pardonner cette illusion à celui qui a tant accompli de miracles, mais il comptait sans l'éternel instinct, la perpétuelle et inéluctable poussée lyrique. Surtout, il lui manquait cette notion indubitable : que, dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d'art stable, d'art définitif. De cette organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l'inquiétude des esprits, naît l'inexpliqué besoin d'individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct.


Plus immédiatement, ce qui explique les récentes innovations, c'est qu'on a compris que l'ancienne forme du vers était non pas la forme absolue, unique et immuable, mais un moyen de faire à coup sûr de bons vers. On dit aux enfants : "Ne volez pas, vous serez honnêtes!" C'est vrai, mais ce n'est pas tout ; en dehors des préceptes consacrés, est-il possible de faire de la poésie ? On a pensé que oui et je crois qu'on a eu raison. Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet, et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification.


Je vous ai dit tout à l'heure que si on en est arrivé au vers actuel, c'est surtout qu'on est las du vers officiel ; ses partisans mêmes partagent cette lassitude. N'est-ce pas quelque chose de très anormal qu'en ouvrant n'importe quel livre de poésie on soit sûr de trouver d'un bout à l'autre, des rythmes uniformes et convenus là où l'on prétend, au contraire, nous intéresser à l'essentielle variété des sentiments humains ! Où est l'inspiration, où est l'imprévu, et quelle fatigue ! Le vers officiel ne doit servir que dans des moments de crise de l'âme ; les poètes actuels l'ont bien compris ; avec un sentiment de réserve très délicat, ils ont erré autour, en ont approché avec une singulière timidité, on dirait quelque effroi, et, au lieu d'en faire leur principe et leur point de départ, tout à coup l'ont fait surgir comme le couronnement du poème ou de la période !


D'ailleurs, en musique, la même transformation s'est produite : aux mélodies d'autrefois très dessinées succède une infinité de mélodies brisées qui enrichissent le tissu sans qu'on sente la cadence aussi fortement marquée.


– C'est bien de là, – demandai-je – qu'est venue la scission ?


– Mais oui. Les Parnassiens, amoureux du vers très strict, beau par lui-même, n'ont pas vu qu'il n'y avait là qu'un effort complétant le leur ; effort qui avait en même temps cet avantage de créer une sorte d'interrègne du grand vers harassé et qui demandait grâce. Car il faut qu'on sache que les essais des derniers venus ne tendent pas à supprimer le grand vers ; ils tendent à mettre plus d'air dans le poème, à créer une sorte de fluidité, de mobilité entre les vers de grand jet, qui leur manquait un peu jusqu'ici. On entend tout d'un coup dans les orchestres de très beaux éclats de cuivre ; mais on sent très bien que s'il n'y avait que cela, on s'en fatiguerait vite. Les jeunes espacent ces grands traits pour ne les faire apparaître qu'au moment où ils doivent produire l'effet total : c'est ainsi que l'alexandrin, que personne n'a inventé et qui a jailli tout seul de l'instrument de la langue, au lieu de demeurer maniaque et sédentaire comme à présent, sera désormais plus libre, plus imprévu, plus aéré ; il prendra la valeur de n'être employé que dans les mouvements graves de l'âme. Et le volume de la poésie future sera celui à travers lequel courra le grand vers initial avec une infinité de motifs empruntés à l'ouïe individuelle.


Il y a donc scission par inconscience de part et d'autre que les efforts peuvent se rejoindre plutôt qu'ils ne se détruisent. Car, si, d'un côté, les Parnassiens ont été, en effet, les absolus serviteurs du vers, y sacrifiant jusqu'à leur personnalité, les jeunes gens ont tiré directement leur instinct des musiques, comme s'il n'y avait rien eu auparavant ; mais ils ne font qu'espacer le raidissement, la constriction parnassienne, et, selon moi, les deux efforts peuvent se compléter.
Ces opinions ne m'empêchent pas de croire, personnellement, qu'avec la merveilleuse science du vers, l'art suprême des coupes, que possèdent des maîtres comme Banville, l'alexandrin peut arriver à une variété infinie, suivre tous les mouvements de passion possible : le Forgeron de Banville, par exemple, a des alexandrins interminables, et d'autres, au contraire, d'une invraisemblable concision. Seulement, cet instrument si parfait, et dont on a peut-être un peu trop usé, il n'était pas mauvais qu'il se reposât, vraiment.


– Voilà pour la forme, dis-je à M. Stéphane Mallarmé. Et le fond ?


– Je crois, me répondit-il, que, quant au fond, les jeunes sont plus près de l'idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense qu'il faut, au contraire, qu'il n'y ait qu'allusion. La contemplation des objets, l'image s'envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent ; par là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu'ils créent. Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve.


C'est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbolisme : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d'âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d'âme, par une série de déchiffrements.


– Nous approchons ici, dis-je au maître, d'une grosse objection que j'avais à vous faire... L'obscurité !


– C'est, en effet, également dangereux, me répond-il, soit que l'obscurité vienne de l'insuffisance du lecteur, ou de celle du poète... mais c'est tricher que d'éluder ce travail. Que si un être d'une intelligence moyenne, et d'une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c'est le but de la littérature, – il n'y en a pas d'autres, – d'évoquer les objets.


– C'est vous, maître, demandai-je, – qui avez créé le mouvement nouveau ?


– J'abomine les écoles, dit-il, et tout ce qui y ressemble ; je répugne à tout ce qui est professoral appliqué à la littérature qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle. Pour moi, le cas d'un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c'est le cas d'un homme qui s'isole pour sculpter son propre tombeau. Ce qui m'a donné l'attitude de chef d'école, c'est, d'abord, que je me suis toujours intéressé aux idées des jeunes gens ; c'est ensuite, sans doute, ma sincérité à reconnaître ce qu'il y avait de nouveau dans l'apport des derniers venus. Car moi, au fond, je suis un solitaire, je crois que la poésie est faite pour le faste et les pompes suprêmes d'une société consitutée où aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. L'attitude du poète dans une époque comme celle-ci, où il est en grève contre la société, est de mettre de côté tous les moyens viciés qui peuvent s'offrir à lui. Tout ce qu'on peut lui proposer est inférieur à sa conception et à son travail secret.

Je demande à M. Mallarmé quelle place revient à Verlaine dans l'histoire du mouvement poétique.


– C'est lui le premier qui a réagi contre l'impeccabilité et l'impassibilité parnassiennes ; il a apporté, dans Sagesse, son vers fluide, avec, déjà, des dissonances voulues. Plus tard, vers 1875, mon Après-midi d'un faune, à part quelques amis, comme Mendès et Dierx, fit hurler le Parnasse tout entier, et le morceau fut refusé avec un grand ensemble. J'y essayais, en effet, de mettre, à côté de l'alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu courant pianoté autour, comme qui dirait d'un accompagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de ne sortir que dans les grandes occasions. Mais le père, le vrai père de tous les Jeunes, c'est Verlaine, le magnifique Verlaine dont je trouve l'attitude comme homme aussi belle vraiment que comme écrivain, parce que c'est la seule, dans une époque où le poète est hors la loi, qui peut faire accepter toutes les douleurs avec une telle hauteur et une aussi superbe crânerie.


– Que pensez-vous de la fin du naturalisme ?


– L'enfantillage de la littérature jusqu'ici a été de croire, par exemple, que choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c'était faire des pierres précieuses. Eh bien, non ! La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l'âme humaine des états, des lueurs d'une pureté si absolue que, bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l'homme : là, il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c'est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d'âme, c'est indûment qu'on s'en pare... La femme, par exemple, cette éternelle voleuse...


Et tenez, ajoute mon interlocuteur en riant à moitié, ce qu'il y a d'admirable dans les magasins de nouveautés, c'est de nous avoir révélé, par le commissaire de police, que la femme se parait indûment de ce dont elle ne savait pas le sens caché, et qui ne lui appartient par conséquent pas...


Pour en revenir au naturalisme, il me paraît qu'il faut entendre par là la littérature d'Émile Zola, et que le mot mourra en effet, quand Zola aura achevé son œuvre. J'ai une grande admiration pour Zola. Il a fait moins, à vrai dire, de véritable littérature que de l'art évocatoire, en se servant, le moins qu'il est possible, des éléments littéraires ; il a pris les mots, c'est vrai, mais c'est tout ; le reste provient de sa merveilleuse organisation et se répercute tout de suite dans l'esprit de la foule. Il a vraiment des qualités puissantes ; son sens inouï de la vie, ses mouvements de foule, la peau de Nana, dont nous avons tous caressé le grain, tout cela peint en de prodigieux lavis, c'est l'œuvre d'une organisation vraiment admirable ! Mais la littérature a quelque chose de plus intellectuel que cela : les choses existent, nous n'avons pas à les créer ; nous n'avons qu'à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les .


– Connaissez-vous les psychologues ?


– Un peu. Il me semble qu'après les grandes œuvres de Flaubert, des Goncourt, et de Zola, qui sont des sortes de poèmes, on en est revenu aujourd'hui au vieux goût français du siècle dernier, beaucoup plus humble et modeste, qui consiste non à prendre à la peinture ses moyens pour montrer la forme extérieure des choses, mais à disséquer les motifs de l'âme humaine. Mais il y a, entre cela et la poésie, la même différence qu'il y a entre un corset et une belle gorge...

Je demandai, avant de partir, à M. Mallarmé, les noms de ceux qui représentent selon lui, l'évolution poétique actuelle.


– Les jeunes gens, me répondit-il, qui me semblent avoir fait œuvre de maîtrise, c'est-à-dire œuvre originale, ne se rattachant à rien d'antérieur, c'est Morice, Moréas, un délicieux chanteur, et, surtout, celui qui a donné jusqu'ici le plus fort coup d'épaule, Henri de Régnier, qui, comme de Vigny, vit là-bas, un peu loin, dans la retraite et le silence, et devant qui je m'incline avec admiration. Son dernier livre : Poèmes anciens et romanesques, est un pur chef-d'œuvre.

– Au fond, voyez-vous, me dit le maître en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre.

P.-S. – J'ai rencontré M. Stéphane Mallarmé, qui s'est étonné de n'avoir pas vu figurer les noms de MM. Viélé-Griffin et Gustave Kahn dans le compte rendu de mon entretien avec lui : "Ce sont, m'a-t-il dit, deux des principaux poètes qui ont contribué au mouvement symbolique et que je vous avais désignés à dessein."


Je dois avouer que ces deux noms étaient, en effet, restés dans mon encrier, et je suis très heureux de saisir l'occasion qui se présente à moi de les remettre à la place qui leur appartient.


Jules HURET. « Enquête sur l'évolution littéraire : Stéphane MALLARMÉ ». L'Écho de Paris. Journal littéraire et politique du matin. 14 mars 1891

mardi 16 septembre 2008

PAUL CÉZANNE (1839-1906)

Paul CÉZANNE. La Montagne Sainte-Victoire. 1902-1904. 69,8 X 89,5. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art
Paul CÉZANNE. La Montagne Sainte-Victoire vue de la carrière de Bibémus. 1897. 64,8 X 81,3. Baltimore, Baltimore Museum of Art


Dans la peinture, il y a deux choses : l'oeil et le cerveau, tous deux doivent s'entraider : il faut travailler à leur développement mutuel ; à l'oeil par la vision sur nature, au cerveau par la logique des sensations organisées, qui donnent les moyens d'expression.



Paul CÉZANNE



Paul CÉZANNE. Bibemus : le Rocher rouge. 1895. 91 X 66. Paris




Propos de CÉZANNE :



Il faut se faire une optique. J'entends par optique une vision logique.



Je voudrais les unir (la nature et l'art). L'art est une aperception personnelle. Je place cette aperception dans la sensation et je demande à l'intelligence de l'organiser en oeuvre.

Faire de l'impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l'art des musées.

Tout est, en art surtout, théorie développée et appliquée au contact de la nature.

Il faut redevenir classique par la nature, c'est-à-dire par la sensation.

La sensation est à la base de tout, je le répéterai sans cesse.

Peindre d'après nature, ce n'est pas copier l'objectif, c'est réaliser ses sensations.

La nature n'est pas en surface, elle est en profondeur. Ces couleurs sont l'expression, à cette surface, de cette profondeur.

Le dessin et la couleur ne sont plus distincts ; au fur et à mesure que l'on peint, on dessine ; plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se précise... Quand la couleur est à sa richesse , la forme est à sa plénitude.



Paul CÉZANNE. Le Pont de Maincy. 1879-1880. 58,5 X 72, 5. Paris, Musée d'Orsay



« Cézanne n'a pas cru devoir choisir entre la sensation et la pensée, comme entre le chaos et l'ordre. Il ne veut pas séparer les choses fixes qui apparaissent sous notre regard et leur manière fuyante d'apparaître, il veut peindre la matière en train de se donner forme, l'ordre naissant par une organisation spontanée. Il ne met pas la coupure entre les « sens » et l'« intelligence », mais entre l'ordre spontané des choses perçues et l'ordre humain des idées et des sciences. Nous percevons des choses, nous nous entendons sur elles, nous sommes ancrés en elles et c'est sur ce socle de « nature » que nous construisons des sciences. C'est ce monde primordial que Cézanne a voulu peindre, et voilà pourquoi ses tableaux donnent l'impression de la nature à son origine, tandis que les photographies des mêmes paysages suggèrent les travaux des hommes, leurs commodités, leur présence imminente. »



Maurice MERLEAU-PONTY. Le Doute de Cézanne.




« Le dessin doit résulter de la couleur, si l'on veut que le monde soit rendu dans son épaisseur, car il est une masse sans lacunes, un organisme de couleurs, à travers lesquelles la fuite de la perspective, les contours, les droites, les courbes s'installent comme des lignes de force, le cadre d'espace se constitue en vibrant »


Maurice MERLEAU-PONTY. Le Doute de Cézanne.


Paul CÉZANNE. La Carrière à Bibemus. 1895. 65 X 81. Essen, Musée Folkwang



Je respire la virginité du monde. Un sens aigu des nuances me travaille. Je me sens coloré par toutes les nuances de l'infini. À ce moment-là, je ne fais plus qu'un avec mon tableau. Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m'y perds. Je songe, vague. Le soleil me pénètre sourdement, comme un ami lointain qui réchauffe ma paresse, la féconde. Nous germinons.
Paul CÉZANNE, cité par Joachim GASQUET. Cézanne. Paris, 1926.


Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé. Il ne faut pas qu'il y ait une seule maille trop lâche, un trou par où l'émotion, la lumière, la vérité s'échappent. Je mène, comprenez un peu, toute ma toile à la fois, d'ensemble. Je rapproche dans le même élan, la même foi, tout ce qui s'éparpille...

Paul CÉZANNE.

Paul CÉZANNE. Pommes et oranges. 1895-1900. 74 X 93. Paris, Musée d'Orsay


Extraits de la Correspondance de Cézanne


« Je crains bien que tous les tableaux des anciens maîtres et représentant des choses en plein air n'aient été faits de chic, car cela ne me semble pas avoir l'aspect vrai et surtout original que fournit la nature. »


(À Émile ZOLA, 1866)



« ...Pour l'heure présente, je continue à chercher l'expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant. »


(À Joachim GASQUET, 1896)




« Mais après avoir vu les grands maîtres qui y reposent (au Louvre ), il faut se hâter d'en sortir et vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d'art qui résident en nous. » (À Charles CAMOIN, 1903)




« Car si la sensation forte de la nature — et certes je l'ai vive — est la base nécessaire de toute conception d'art, et sur laquelle repose la grandeur et la beauté de l’œuvre future, la connaissance des moyens d'exprimer notre émotion n'est pas moins essentielle et ne s'acquiert que par une très longue expérience. »


(À Louis AURENCHE, 1904)


« Pour les progrès à réaliser, il n'y a que la nature et l’œil s'éduque à son contact. Il devient concentrique à force de regarder et de travailler. Je veux dire que, dans une orange, une pomme, une boule, une tête, il y a un point culminant ; et ce point est toujours,— malgré le terrible effet : lumière et ombre, sensations colorantes — le plus rapproché de notre œil ; les bords des objets fuient vers un centre placé à notre horizon. »


(À Émile BERNARD, 1904)




« Une sensation optique se produit dans notre organe visuel, qui nous fait classer par lumière, demi-ton ou quart de ton les plans représentés par des sensations colorantes. (la lumière n'existe donc pas pour le peintre ) »


(À Émile BERNARD, 1904)




« L'art est une harmonie parallèle à la nature (...) Imaginez Poussin refait entièrement sur nature, voici le classique que j’entends. (...) Le dessin et la couleur ne sont point distincts ; au fur et à mesure que l'on peint, on dessine; plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé. (...) Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici: traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d'un objet, d'un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l'horizon donnent l'étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or, la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu'en surface, d'où la nécessité d'introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l'air. »


(À Émile BERNARD, 1904)



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« Soyez convaincu que la peinture colorée entre dans une phase musicale. Cézanne, pour citer un ancien, semble être un élève de César Franck. Il joue constamment du grand orgue, ce qui me faisait dire qu'il était polyphone. »




Paul GAUGUIN, cité par Charles MORICE. Paul Gauguin. Paris, 1923


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« Pour lui, le sujet complet c’était l’homme dans la nature ; mais entre la nature et les personnages humains, il rêvait une harmonie profonde. Il voulait entre eux une ressemblance intime, une correspondance expressive, pour que le tableau révélât une entité supérieure aux apparences où le génie du peintre lui-même pût transparaître. Car la peinture est un art d’éternité. La vie humaine et la nature sensible sont dans un changement incessant : le paysage est immuable. À moins donc de l’opposer au réel dans une contradiction inéluctable, il faut que l’artiste dégage dans l’homme et dans la nature, LA FORME, CE QUI NE CHANGE PAS. Il faut qu’il élève son œuvre, pour ainsi dire hors du temps, dans l’HARMONIE.


« La peinture de Paul Cézanne, comme la poésie de Mallarmé, est, en un sens, métaphysique.


« Un jour que, devant une toile de Cézanne, et en sa présence, j’exprimais à peu près ces idées, il s’écria : « C’est extraordinaire ! Vous dites ce que j’ai là – ce que je n’ai jamais dit à personne, ce que je ne peux même pas m’expliquer à moi-même ! »



« … Cependant, reprit-il au bout d’un instant, je sens que je ne me suis pas pleinement réalisé. Tenez ! regardez ce portrait ! (il y travaillait depuis des mois; une tête de rustre à barbe fluviale où toute l’expression jaillissait des yeux)… Ce ne sont pas là des yeux encore : ils ne sont pas sortis ! – Si vous les sortez, lui dis-je, c’est l’âme qui rentrera. » Cézanne rêvait d’ajouter au maximum d’expression le maximum de fini; le Balzac de Rodin ne l’eût entièrement satisfait que si, tout en demeurant lui-même, il fût devenu par surcroît l’Apollon du Belvédère. »


Jean ROYÈRE. La Phalange, 15 novembre 1906



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Le cas Cézanne sépare irrémédiablement en deux camps ceux qui aiment la peinture et ceux qui préfèrent à la peinture elle-même ses agréments accessoires, littéraires ou autres.Le mystère dont s'est entouré le maître d'Aix-en-Provence n'a pas peu contribué à augmenter l'obscurité des commentaires dont a, d'autre part, bénéficié sa renommée. C'est un timide, un indépendant, un solitaire. exclusivement occupé de son art, perpétuellement inquiet et le plus souvent mal satisfait de lui-même; il échappa jusqu'à ses dernières années à la curiosité publique. Ceux-là mêmes qui se réclamaient de ses méthodes l'ont pour la plupart ignoré.A une époque où la sensibilité de l'artiste était tenue presque unanimement pour l'unique raison de l'œuvre d'art, et où l'improvisation — ce "vertige spirituel provenant de l'exaltation des sens" — tendait à détruire en même temps les conventions surannées de l'académisme et les méthodes nécessaires, il arriva que l'art de Cézanne sut garder à la sensibilité son rôle essentiel tout en substituant la réflexion à l'empirisme. Et, par exemple, au lieu de la notation chronométrique des phénomènes, il put conserver son émotion du moment, tout en fatiguant presque à l'excès, d'un travail calculé et voulu, ses études d'après nature. Il composa ses natures mortes, variant à dessein les lignes et les masses, disposant les draperies selon des rythmes prémédités, évitant les accidents du hasard, cherchant la beauté plastique, mais sans rien perdre du véritable motif, de ce motif initial qu'on saisit à nu dans ses ébauches et ses aquarelles, je veux dire cette délicate symphonie de nuances juxtaposées, que son oeil découvrait d'abord, mais que sa raison venait aussitôt et spontanément appuyer sur le support logique d'une composition, d'un plan, d'une architecture.

Maurice DENIS. Théories (1890-1910). Du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 4e édition. Paris, 1920

« J'ai besoin de connaître la géologie, comment Sainte-Victoire s'enracine (...) . Si je fais (...) partager le frisson aux autres, n'auront-ils pas un sens de l'universel plus obsédant peut-être, mais combien plus fécond et plus délicieux »

CÉZANNE, « Lettre à Joachim GASQUET »


http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=900


Paul CÉZANNE. Les Grandes Baigneuses. 1898-1905. 208 X 249. Philadelphia Museum of Art



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After fifty years of the most radical change in art from images to free abstraction, Cézanne's painting, which looks old-fashioned today in its attachment to nature, maintains itself fresh and stimulating to young painters of our time. He has produced no school, but he has given an impulse directly or indirectly to almost every new movement since he died. His power to excite artists of different tendency and temperament is due, I think, to the fact that he realized with equal fullness so many different sides of his art. It has often been true of leading modern painters that they developed a single idea with great force. Some one element or expressive note has been worked out with striking effect. In Cézanne we are struck rather by the comprehensive character of his art, although later artists have built on a particular element of his style. Color, drawing, modelling, structure, touch and expression - if any of these can be isolated from the others - are carried to a new height in his work. He is arresting through his images - more rich in suggestive content than has been supposed - and also through his uninterpreted strokes which make us see that there can be qualities of greatness in little touches of paint. In his pictures single patches of the brush reveal themselves as an uncanny choice, deciding the unity of a whole region of forms. Out of these emerges a moving semblance of a familiar natural world with a deepened harmony that invites meditation. His painting is a balanced art, not in the sense that it is stabilized or moderate in its effects, but that opposed qualities are joined in a scrupulously controlled play. He is inventive and perfect in many different aspects of his art.


In this striving for fullness, Cézanne is an heir of the Renaissance and Baroque masters. Like Delacroix, he retains from Rubens and the Italians a concept of the grand - not in the size of the canvas but in the weight and complexity of variation. His grandeur is without rhetoric and convention, and inheres in the dramatic power of large contrasts and in the frankness of his means. His detached contemplation of his subjects arises from a passionate aspiring nature that seeks to master its own impulses through an objective attitude to things. The mountain peak is a natural choice for him, as is the abandoned quarry, the solitary house or tree, and the diversity of humble, impersonal objects on the table.


The greatness of Cézanne does not lie only in the perfection of single masterpieces; it is also in the quality of his whole achievement. An exhibition of works spanning his forty years as a painter reveals a remarkable inner freedom. The lives of Gauguin and Van Gogh have blinded the public to what is noble and complete in Cézanne's less sensational, though anguished, career. Outliving these younger contemporaries, more fortunate in overcoming impulses and situations dangerous to art, he was able to mature more fully and to realize many more of his artistic ideas.
Cézanne's masterliness includes, besides the control of the canvas in its complexity and novelty, the ordering of his own life as an artist. His art has a unique quality of ripeness and continuous growth. While concentrating on his own problems - problems he had set himself and not taken from a school or leader - he was capable of an astonishing variety. This variety rests on the openness of his sensitive spirit. He admitted to the canvas a great span of perception and mood, greater than that of his Impressionist friends. This is evident from the range of themes alone; but it is clear in the painterly qualities as well. He draws or colors; he composes or follows his immediate sensation of nature; he paints with a virile brush solidly, or in the most delicate sparse watercolor, and is equally sure in both. He possessed a firm faith in spontaneous sensibility, in the resources of the sincere self. He can be passionate and cool, grave and light; he is always honest.


Cézanne's work not only gives us the joy of beautiful painting; it appeals too as an example of heroism in art. For he reached perfection, it is well known, in a long and painful struggle with himself. This struggle can be read in his work in the many signs of destructiveness and black moods, especially in his early phase ; perhaps we may recognize it too even in the detached aspect of the world that he finally shapes into a serenely ordered whole. I do not doubt that the personal content of this classic art will in time become as. evident as the aesthetic result.


Meyer SCHAPIRO. Modern Art, Nineteenth and Twentieth Centuries. 1978-1979.


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Paul Cézanne aura été essentiellement un Provençal. Il devait garder toute sa vie, dans son parler, un fort accent méridional, il a toujours conservé une attache avec sa terre natale et il a fini, après l'avoir quittée, par y retourner vivre. Il n'a jamais rien laissé voir, à Paris, de parisien. La Provence est aujourd'hui la seule partie de la France, qui ait résisté à l'influence absorbante de Paris, qui ait gardé une âme et une vie propres. Elle a maintenu, dans une certaine mesure, ses traditions, sa langue et a produit des hommes profondément empreints du terroir, des hommes comme Mistral, Monticelli et aussi Cézanne.


Cézanne aura donc été avant tout redevable de son caractère à son pays d'origine. De tous ceux qu'on a appelés les Impressionnistes, il aura été en réalité le moins impressionniste. Les particularités, qui constituent les traits communs de l'impressionnisme, qu'il aura prises dans le milieu parisien, où il a développé son art, se sont simplement superposées au fond de style sobre, de simplicité d'ordonnance, qui lui sera venu de sa terre, de vieille formation latine.


Il naquit à Aix-en-Provence, le 19 janvier 1839. Il était fils d'un homme qui allait devenir un riche banquier et habiter hors de la ville une maison dans un parc (le Jas de Bouffan). Il entra au collège d'Aix, en 1853. Il s'y trouva avec Émile Zola, dont le père, ingénieur, construisait un canal à Aix et il se lia avec lui d'une étroite amitié. Il sort du collège à 19 ans, bachelier. Il suit, en 186o-1861, les cours de l'Ecole de droit, y prend plusieurs inscriptions et passe même le premier examen avec succès. L'étude du droit le dégoûte, il la délaisse.


Sa vocation artistique se développait. Il avait ressenti de bonne heure une passion pour le dessin. Il exprime, en abandonnant l'étude du droit, l'intention de s'adonner à la peinture. Il vient une première fois à Paris, en 1862, amené par son père. Il fréquente l'Académie Suisse, mais échoue dans le concours pour l'admission à l'Ecole des Beaux-Arts. Revenu à Aix, à la suite de cet échec, il entre dans le bureau de la banque paternelle. Ce genre de vie lui devient tout de suite naturellement insupportable et, l'appel de la vocation se faisant de plus en plus sentir, il obtient, en 1863, de repartir pour Paris, où il se livrera tout entier à la peinture. Son père lui alloue une pension de cent cinquante francs par mois, bientôt portée à trois cents, qui lui sera toujours régulièrement payée.



Cézanne retrouve Émile Zola à Paris. Ils continuent leur vieille camaraderie et mènent une sorte de vie commune. On peut voir, par la correspondance de Zola, quels rapports intimes s'étaient, dans leur jeunesse, établis entre eux. A l'époque de leur maturité, alors que leurs talents seraient complètement épanouis, la divergence de leurs tempéraments, la différence de leurs modes de travail, la manière de sentir dissemblable, devaient les amener à s'écarter plus ou moins, chacun cantonné sur son propre terrain, mais il n'y a jamais eu de rupture. Et lorsqu'au commencement de 1906, on inaugurera solennellement à la Bibliothèque d'Aix, un buste de Zola, Cézanne assistera à la cérémonie et se montrera profondément ému de l'honneur rendu à son vieil ami.


Cézanne venu à Paris se met au travail. Il fréquente l'Académie Suisse, sur le quai des Orfèvres. Après le premier apprentissage, il prend un atelier rue Beautreillis et commence à produire. Cependant il lui faudra du temps, même un long temps, pour développer sa pleine originalité. Il était de ces hommes, qui ont leurs facultés cachées comme au fond d'eux-mêmes et qui, pour se les rendre claires et les féconder, ont besoin d'un effort soutenu. Il n'y aura donc jamais chez lui de virtuosité; le travail facile et l'improvisation lui resteront inconnus. Le temps entrera, élément essentiel, dans le dégagement de son originalité, puis dans la formation des divers genres qu'il cultivera et même dans l'exécution de chacune de ses œuvres saillantes, particulières. Mais, comme dit Alceste, le temps ne fait rien à l'affaire.


Au début, en homme qui cherche, il subit les grandes influences qui s’exerçaient alors sur les jeunes gens émancipés, celles de Delacroix et de Courbet. Le romantisme et la palette de Delacroix l'ont séduit les premiers. On a de lui un certain nombre d'œuvres de pur romantisme. La plus importante a fait partie de la vente Zola, en mars 1903, sous le titre l'Enlèvement. Cependant l'action de Delacroix n'est que transitoire; celle de Courbet, qui devait être plus profonde et plus durable, lui succède. Il fait personnellement la connaissance de Courbet. Le réalisme de Courbet correspondait au fond à sa manière d'être, aussi les œuvres qu'il produit sous cette influence sont-elles relativement nombreuses.


En 1866 Zola, chargé par M. de Villemessant de rendre compte du Salon dans l'Evénement avait fait de Manet un éloge enthousiaste, qui causait un énorme scandale. Il avait dû, en conséquence, quitter l'Evénement et interrompre son Salon. Devenu après cela comme le champion de Manet, il nouait avec lui des relations suivies. Cézanne, dans l'étroite intimité où il se tenait avec Zola, fut du coup entraîné vers Manet et son art. Il ne retient plus, à partir de ce moment, la gamme de coloration de Courbet, il passe à celle de Manet. Il est en marche pour développer le système de coloris, qui l'établira dans sa pleine originalité.


Il faut bien expliquer que les influences subies par Cézanne ne marquent pas des manières différentes, absolument tranchées. Il s'agit, dans son cas, d'un homme très ferme, qui s'est d'abord engagé dans une voie certaine. En effet, la désignation de ses sujets, les limites dans lesquelles il entend se tenir ont été promptement fixées. Sauf au premier moment où, sous l'influence de Delacroix, il peint quelques compositions romantiques, il n'a jamais été attiré que par le spectacle du monde visible. Il n'a point recherché les sujets descriptifs, il a ignoré les emprunts littéraires. L'expression de sentiments abstraits, d'états d'âme, lui est toujours restée inconnue. Il s'est d'abord consacré à peindre ce qui peut être vu par les yeux, les natures mortes, les paysages, les têtes ou portraits et, comme une sorte de couronnement, des compositions, mais d'ordre simple, où les personnages sont mis côte à côte uniquement pour être peints.


Le terrain sur lequel il entend se tenir étant tout de suite délimité, quand on parle des influences subies, il s'agit en réalité de questions de technique, de la gamme des tons, des valeurs de palette, qu'il doit d'abord aux devanciers. C'est donc surtout son coloris qui a passé par des phases diverses, avant d'être pleinement fixé. C'est l'aspect extérieur qui change et se modifie, jusqu'au jour où il prend son caractère définitif par l'adoption de la peinture en plein air. Le fait se produit en 1873. À ce moment Cézanne va résider à Auvers-sur-Oise. Il s'y rencontre avec Pissarro et Vignon, qui peignaient depuis longtemps en plein air.


Il se met à peindre à leur exemple, en tenant les yeux sur les colorations vives, que l'éclat de la lumière donne à la campagne. Il n'était guère jusqu'alors sorti de l'atelier, même ses paysages, comme la Neige fondante de la vente Doria, avaient été exécutés à l'intérieur, loin de la scène naturelle représentée. Quand Cézanne commençait systématiquement à peindre en plein air, à Auvers, il avait 33 ans, il travaillait depuis longtemps, il était en possession sûre de ses moyens. Aussi en contact direct avec la nature et les colorations vives du plein air, s'épanouit-il dans toute son originalité. Il développe une gamme de couleur absolument personnelle et imprévue, d'une grande puissance.


Quoi qu'il en soit, il faut se garder d'en faire un homme pénétré d'idées révolutionnaires et de sentiments hostiles à l'égard des anciennes écoles. Il admirait, autant que quiconque, les vieux maîtres, Poussin en particulier, qu'il connaissait très bien pour avoir fréquenté le Louvre. Son originalité lui traçait une voie propre, qu'il entendait suivre sans dévier, mais après cela il n'eût pas mieux demandé que de plaire au public et de participer aux expositions officielles, en jouissant des avantages de toute sorte qu'on peut en obtenir.


Il avait cherché obstinément à se faire recevoir aux Salons, pendant des années. Il y avait présenté, avant et après 1870, des tableaux invariablement refusés. C'est cette impossibilité de pénétrer aux Salons qui l'amenait, en grande partie, à s'unir aux artistes qu'on appellerait les Impressionnistes. Il avait, à son arrivée à Paris, fait en premier lieu la connaissance de Pissarro et de Guillaumin, puis celle de Renoir et de Claude Monet. Il se joignait donc à eux, pour prendre part à la première exposition qu'ils organisaient chez Nadar, en 1874, boulevard des Capucines.Il y mettait, comme principale composition, la Maison du Pendu, aujourd'hui dans la collection de Camondo, au Louvre, peinte à Auvers, en 1873. Le nom venait du fait que l'occupant de la maison s'y était suicidé. Cette toile laisse certes voir les dons caractéristiques de son auteur, ce qui n'empêche pas qu'on y découvre, comme dans les autres qu'il peint à la même époque, à Auvers, l'influence de Pissarro, auprès duquel il s'était d'abord mis à travailler en plein air. Cependant, de l'exposition des Impressionnistes de 1874 à celle de 1877, Cézanne s'est dégagé, il est entré en complète possession de la technique du plein air. Il expose alors seize tableaux et aquarelles, des natures mortes, des fleurs, des paysages et une tête d'homme, le portrait de M. Choquet. Ces œuvres le montrent parvenu à la plénitude de son originalité.


À l'exposition de 1877, rue Le Peletier, les Impressionnistes, se produisant dans toute leur hardiesse, soulevaient une horreur générale et faisaient au public l'effet de monstres et de barbares. Mais celui d'eux tous qui causait l'horreur la plus profonde, qui plus spécialement que tous les autres faisait l'effet d'un vrai barbare, d'un vrai monstre, c'était Cézanne. En 1877 les souvenirs de la Commune demeuraient vivants et si les Impressionnistes furent alors généralement traités de « communards », ils le durent surtout à sa présence au milieu d'eux.


Il est probable qu'on ne verra jamais se déchaîner, contre quelque peintre que ce soit, l'hostilité que les Impressionnistes ont eu à subir. Pareil phénomène ne saurait se répéter. Le cas des Impressionnistes, où la flétrissure a fait place à l'admiration, a mis l'opinion en garde. Il servira sûrement d'avertissement et devra empêcher qu'un soulèvement, tel que celui que nous avons connu, ne se produise jamais plus contre les novateurs et les originaux, qui pourront encore survenir. S'il doit en être ainsi, Cézanne aura fourni un exemple appelé à demeurer unique. Si les Impressionnistes sont destinés à rester les peintres qui auront été de tous les plus maltraités à leur apparition, Cézanne qui, au milieu d'eux, a été sans comparaison le plus honni aura eu ainsi l'honneur d'être, de tous les artistes originaux jamais apparus dans le monde, celui qui aura le plus fait rugir les Philistins. C'est qu'avec lui l'originalité et la physionomie à part se seront manifestées, de manière à trancher plus qu'elles ne l'avaient encore fait auparavant sur les formules courantes de l'art facile, admis de tous. Il faut voir d'où venait ce fait.


Cézanne devait d'abord sa physionomie à part, à la circonstance qu'il n'était entré dans l'atelier d'aucun peintre en renom, pour apprendre à produire selon la formule courante. Les ateliers parisiens sont arrivés à former un nombre illimité de peintres, qui travaillent d'après des règles si sûres, qu'on peut dire de leurs œuvres qu'elles sont impeccables. Des centaines se montrent tous les ans aux Salons, dessinant des contours et peignant des surfaces sans défauts. On n'a rien à reprocher à leurs envois. Seulement tous ces gens-là se ressemblent, ont même technique, même facture. Leurs œuvres finissent par exciter le dégoût de ceux qui recherchent, en art, l'originalité et l'invention. Mais, avec leur correction routinière, elles donnent une régularité générale du dessin, un aspect convenable des formes, qui ont si bien pris les yeux, que tout ce qui en diffère paraît au public fautif, mal dessiné, mal peint.


Or Cézanne, par sa manière à part, venait heurter violemment le goût banal, habituel du public. Il était avant tout peintre et ne dessinait pas en arrêtant des lignes et des contours à la manière des autres. Il appliquait, par un procédé personnel, des touches sur la toile, les unes à côté des autres d'abord, puis les unes par-dessus les autres après. On peut aller jusqu'à dire que, dans certains cas, il maçonnait son tableau, et de la juxtaposition et de la superposition des touches colorées, les plans, les contours, le modelé se dégageaient, pour ceux qui savaient voir, mais pour les autres restaient noyés dans un mélange uniforme de couleur.


Cézanne avant tout peintre, dans le sens propre du mot, recherchait tout d'abord la qualité de la substance peinte et la puissance du coloris. Mais alors pour ceux qui ne comprennent le dessin crue par des lignes précises et arrêtées, il ne dessinait pas; pour ceux qui demandent à un tableau d'offrir des motifs historiques ou anecdotiques, les siens ne présentant rien de pareil étaient comme non existants; pour ceux qui veulent des surfaces recouvertes également, son faire, par endroits rugueux et ailleurs allant jusqu'à laisser des parties de la toile non couvertes, paraissait être celui d'un impuissant; sa touche, par juxtaposition de tons colorés égaux ou se superposant, pour arriver à l'épaisseur, semblait grossière, barbare, monstrueuse.


Il existait cependant une particularité d'ordre tout à fait supérieur dans ses œuvres, mais aussi précisément de cette sorte que le public en général, les littérateurs et même le commun des peintres ne peuvent d'abord ni comprendre ni apprécier, puisque d'abord ils ne peuvent même pas la saisir, c'est la valeur en soi de la matière mise sur la toile, la puissance harmonieuse du coloris. Or les tableaux de Cézanne offrent une gamme de coloris d'une intensité très grande, d'une clarté extrême. Il s'en dégage une force indépendante du sujet, si bien qu'une nature morte — quelques pommes et une serviette sur une table — prendront de la grandeur, au même degré que pourra le faire une tête humaine ou un paysage avec la mer. Mais la qualité de la peinture en soi, où réside surtout la supériorité de Cézanne, n'étant point accessible aux spectateurs, tandis que ce qu'ils tenaient pour monstrueux leur crevait les yeux, les rires, les sarcasmes, les injures, les haussements d'épaules, étaient les seuls témoignages que ses œuvres leur parussent mériter et qu'aussi bien ils leur prodiguaient.


Cézanne aux expositions de 1874 et de 1877 se voyait donc si absolument conspué, il se sentait si irrémédiablement méconnu, qu'il renonçait pour longtemps à se montrer au public. Il ne devait en effet prendre part à aucune des autres expositions organisées par les Impressionnistes. Mais, replié sur lui-même, il continuera à peindre de la façon la plus assidue, la plus tenace. Il se livrera sans arrêt à l'exercice de l'art. Son cas est ainsi remarquable dans l'histoire de la peinture.


Voilà un homme qui, en montrant ses œuvres, a été tellement maltraité qu'il s'abstient de les remettre de nouveau sous les yeux du public. Rien ne peut lui laisser entrevoir que l'opinion changera à son égard, dans un avenir prochain ou même jamais. Ce n'est donc pas pour ce qui miroite aux yeux de tant d'autres, le renom, les honneurs à acquérir qu'il travaille, puisque ces avantages lui paraissent définitivement refusés. Ce n'est pas non plus en vue d'un profit, puisque après l'horreur causée par ses œuvres, il n'a aucune chance d'en vendre, ou s'il en vend quelques-unes exceptionnellement, il n'en obtient qu'une somme infime. D'ailleurs il n'a pas besoin de produire pour vivre, comme tant d'autres qui, une fois engagés dans la carrière, ont à lutter contre la misère. Il jouit d'une pension de son père qui l'alimente, en attendant le jour où l'héritage paternel le fera riche. Il ne continuera donc à peindre par aucun de ces motifs qui décident -généralement de la conduite des autres. Il continuera à peindre par vocation pure, par besoin de se satisfaire lui-même. Il peint parce qu'il est fait pour peindre. On a ainsi avec lui l'exemple d'un homme, que son organisation mène à faire forcément une certaine besogne. Evidemment les yeux qu'il promenait sur les choses lui procuraient des sensations si particulières, qu'il éprouvait le besoin de les fixer par la peinture et qu'en le faisant, il ressentait le plaisir d'un besoin impérieux satisfait.


Puisqu'il peint maintenant uniquement pour lui-même, il peindra de cette sorte qui lui permettra le mieux d'obtenir la réussite difficile qu'il conçoit. Il n'y aura donc dans sa facture aucune trace de ce que l'on peut appeler la virtuosité, il ne se permettra jamais ce travail facile du pinceau, donnant des à peu près. Il procède d'une manière serrée. Il tient les yeux obstinément fixés sur le modèle ou le motif, de façon à ce que chaque touche soit bien mise, pour contribuer à établir sur la toile ce qu'il a devant lui. Il pousse si loin la probité à rendre sincèrement l'objet de sa vision, il a une telle horreur du travail fait de chic, que lorsque dans son exécution, il se trouve par endroits des points de la toile non couverts, il les laisse tels quels, sans penser à les recouvrir, par un travail postérieur de reprise des parties d'abord négligées, auquel se livrent tous les autres.


Son système le contraint à un labeur en quelque sorte acharné. Ses toiles en apparence les plus simples demandent un nombre considérable, souvent énorme, de séances. Ses procédés ne lui permettent non plus d'obtenir cette réussite moyenne certaine, à laquelle les autres arrivent. Il abandonnera en route nombre de ses toiles, qui resteront à l'état d'esquisses ou d'ébauches, soit que l'effet recherché n'ait pu être obtenu, soit que les circonstances aient empêché de les mener à terme. Mais alors les œuvres parvenues à la réussite complète laisseront voir cette sorte de puissance, que donne l'accumulation d'un travail serré cependant resté libre, procurant l'expression forte et directe.


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Cézanne prit philosophiquement son parti du mépris dont il était l'objet. L'idée ne lui vint pas un seul instant de modifier, en quoi que ce soit, sa manière, pour se rapprocher du goût commun. Mais il se voyait aux expositions de 1874 et de 1877 si absolument méprisé, il se sentait si définitivement méconnu, qu'il renonçait pour longtemps à se -montrer au public. Une fois retiré du contact public, par sa renonciation aux expositions, il peint sans s'inquiéter de ce qui peut se passer autour de lui.


Quand nous disons qu'il a renoncé à cette époque à participer aux expositions, cela s'applique rigoureusement aux expositions des Impressionnistes, auxquelles il manque après 1877, mais il existe cependant une exception. Repris, en 1882, de son désir de pénétrer aux Salons, il envoya à celui de cette année un portrait d'homme. Guillemet, un de ses amis du temps d'apprentissage, alors membre du jury, le fit recevoir. Le Salon de 1882 a été ainsi le seul qui, par aventure, ait vu une œuvre de Cézanne.


Vingt ans vont s'écouler, pendant lesquels il restera méprisé ou méconnu du public, des écrivains, des collectionneurs, des marchands, des hommes qui donnent aux artistes le renom et leur permettent de tirer profit de leur travail. Il ne sera alors apprécié que du petit groupe des peintres ses amis, Pissarro, Monet, Renoir, Guillaumin qui l'ont tout de suite considéré comme un maître, auxquels se joignent quelques amateurs, qui l'ont aussi compris et veulent avoir de ses œuvres. Le comte Doria fut un des premiers collectionneurs à le goûter. Il possédait une importante réunion de tableaux de Corot et des maîtres de 1830. Il y ajouta, après 187o, des œuvres des Impressionnistes et en particulier La Maison du Pendu de Cézanne. Puis il échangea ce tableau avec M. Choquet pour la Neige fondante, qui a figuré à sa vente, en mai 1899.


Avec M. Choquet nous venons de nommer l'homme qui ressentit d'abord pour Cézanne une vive admiration. Il s'était dans sa jeunesse épris de Delacroix, à l'époque où celui-ci était encore généralement dédaigné et avait pu ainsi, avec de modestes ressources, acquérir un ensemble de ses œuvres. Après être allé d'instinct à Delacroix, il était allé ensuite d'instinct aux Impressionnistes. C'était un homme d'une grande politesse, qui émettait ses opinions avec chaleur, mais toujours sous les formes les plus déférentes. Il réussissait de la sorte à se faire écouter par beaucoup de gens qui, à cette époque, n'eussent toléré d'aucun autre un éloge des Impressionnistes en général et de Cézanne en particulier. On le rencontrait en tout lieu, où les Impressionnistes trouvaient occasion de montrer leurs œuvres, aux expositions et aux ventes. Il devenait une sorte d'apôtre. Il prenait les uns après les autres les visiteurs de sa connaissance et s'insinuait auprès de beaucoup d'autres, pour chercher à les pénétrer de sa conviction et leur faire partager son admiration et son plaisir.


M. Choquet s'était en 1877 lié d'amitié avec Cézanne, qui passa dès lors une partie de son temps, à peindre pour lui, en ville et à la campagne. Il peignit particulièrement plusieurs portraits de M. Choquet très travaillés, l'un, une tête exposée rue Le Peletier, en 1877, un autre, à mi-corps, costume blanc, se détachant sur un fond de plantes vertes, peint en plein air, à la campagne, en Normandie, en 1885. En juillet 1899, à la vente après décès de Mme Choquet, qui avait hérité la collection de son mari, 31 toiles de Cézanne passèrent aux enchères; dans le nombre se trouvait le Mardi gras, un grand pierrot et un arlequin, formant un de ces sujets, où les personnages sont mis surtout pour être peints, sans se livrer à des actions particulières. Ce fut à cette vente que les prix des tableaux de Cézanne, restés jusqu'alors très bas, commencèrent à monter pour atteindre l'élévation qu'on leur voit aujourd'hui.


En 1870 et années suivantes un petit marchand, qu'on appelait le père Tanguy, vendait des toiles et des couleurs dans une boutique de la rue Clauzel. Les Impressionnistes, qui lui prenaient des fournitures, lui donnaient des tableaux en échange. Quoiqu'il les offrît à des prix infimes, il ne parvenait à en placer que très peu et sa boutique en restait encombrée. Il avait continué, comme tant d'autres, après le siège de Paris, sous la Commune, à faire partie de la garde nationale et, pendant la bataille entre les Fédérés et l'armée de Versailles, avait été pris et envoyé à Satory. Il passa en conseil de guerre. Heureusement pour lui que les officiers enquêteurs n'eurent point l'idée de rechercher les tableaux qu il tenait en vente, pour les montrer à ses juges, car dans ce cas il eût été sûrement condamné et fusillé. Acquitté, il put reprendre son commerce. C'était un homme du peuple, doué d'un goût naturel, mais sans culture. Il désignait l'ensemble des Impressionnistes par un mot pompeux, «l'Ecole», qui dans sa bouche avait quelque chose de drôle. En 1879 Cézanne avait quitté un appartement qu'il occupait près de la gare Montparnasse, se rendant à Aix. Il laissait ses tableaux à la disposition du père Tanguy, avec qui j'allai les voir, pour en acheter. Ils représentaient le travail accumulé de plusieurs années. Je les trouvai rangés par piles, contre la muraille, les plus grands à 100 francs, les plus petits à 40 francs. J'en choisis plusieurs dans les piles.


Cézanne marié eut un fils en 1872. Son temps a été partagé entre Paris, les environs et sa ville natale d'Aix, où il n'a jamais cessé de séjourner par intervalles, car il a toujours conservé les meilleures relations avec sa famille. Il vécut, pendant des années, d'une manière resserrée, avec la pension reçue de son père. Il ne vendait point alors de tableaux ou à des prix tels, que leur produit n'ajoutait presque rien à son petit budget. Après la mort de son père, en 1886, et celle de sa mère, en 1897, il entra en possession de la fortune paternelle, partagée avec ses deux sœurs et passa à l'état de riche bourgeois de la ville d'Aix. Il y fixa alors sa résidence. Il eut une maison en ville et se fit construire un atelier au dehors, à quelque distance. Devenu riche, il ne changea rien à sa manière de vivre. Il continua, comme par le passé, à peindre assidûment, ne prenant toujours d'intérêt qu'à son art.


Les années semblaient se succéder le laissant isolé, mais le temps qui travaille pour ce qui a de la valeur en soi, travaillait pour lui. A la première génération, qui n'avait connu les Impressionnistes que pour les railler, en succédait une autre, qui savait les comprendre et les apprécier. Cézanne, le plus méprisé de tous dans la période de méconnaissance, devait rester en arrière des autres, lorsque la faveur viendrait à se produire; il demeurerait ignoré de la foule et continuerait à être réprouvé par le monde académique. Mais, en compensation, il allait recueillir l'appui d'un cercle sans cesse élargi d'adhérents, artistes, collectionneurs, marchands.


Le père Tanguy avait été le premier à tenir de ses œuvres, à une époque où il était comme impossible d'en vendre. C'est Pissarro, qui a toujours professé une grande admiration pour Cézanne, qui avait guidé le père Tanguy et qui amenait ensuite Vollard, en des circonstances plus heureuses, à prendre là même voie. Vollard était venu de l'Ile de la Réunion, son pays natal, faire ses humanités et ses études de droit à Paris., Il s'était, à la recherche d'une profession, établi marchand de tableaux. Vers 1880 il s'engagea dans l'achat des tableaux de Cézanne. Entré en relations avec le fils, il en acquit environ 200, pour une somme de 80 à 90.000 francs. Il loua, afin de compléter son entreprise, un magasin rue Laffitte, près du Boulevard, où il tint en vue les tableaux. Ce fut pour Cézanne un événement que cette péripétie, qui l'amenait à vendre ses œuvres, maintenant présentées en permanence aux connaisseurs et au public. Aux rares collectionneurs des premiers temps, le comte Doria, M. Choquet, M. de Bellio, en succédaient de nombreux: MM. Pellerin, Bernheim jeune, Fabbri, Gasquet, Lœser, Alphonse Kann, pour ne parler que des principaux. Sa réputation allait passer les frontières ; en Allemagne on rechercherait ses œuvres et les jeunes artistes y subiraient son influence.


En France sa prise sur les peintres émancipés de la nouvelle génération devenait évidente, lorsque se formaient à Paris, en 1884, la Société des Artistes indépendants, puis, en 1909, le Salon d'automne. Là il serait tenu pour un maître, c'est sur lui qu'on s'appuierait. Après avoir voulu, au début, montrer ses œuvres aux Salons et aux expositions des Impressionnistes et avoir été amené à v renoncera sous le flot d'injures qu'elles suscitaient, il allait maintenant pouvoir les envoyer, à son gré, à des expositions où elles seraient reçues avec empressement. Il prenait donc part aux expositions des Indépendants des années 1899, 1901 et 1902 et à celle du Salon d'automne de 1905. Un de ses tableaux serait admis à l'Exposition universelle de 1889 et plusieurs à celle de 1900. En 1907, le Salon d'automne ferait, après sa mort, une exposition générale de son œuvre.


Maurice Denis a su donner expression aux sentiments des artistes, qui admiraient plus particulièrement Cézanne. Il a peint une grande toile, sous le titre d'Hommage à Cézanne, exposée en 1901 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Autour d'un tableau de Cézanne sont groupés en déférence, les peintres Bonnard, Denis, Ranson, Redon, Roussel, Sérusier, Vuillard, et avec eux Mellerio et Vollard.


Le temps avait donc travaillé en faveur de Cézanne. Au XXe siècle, il vendait sa peinture, il comptait de nombreux admirateurs et il pouvait constater que son influence s'étendait parmi les jeunes artistes. Cependant, quoi qu'il en fût, il devait rester jusqu'à son dernier jour ignoré de la foule et continuer, dans les hautes sphères officielles, à être tenu pour un réprouvé. Il était dit qu'il ne pourrait jamais causer que de l'effroi aux hommes se donnant la mission de défendre les règles et de maintenir les sages traditions.


M. de Tschudi, directeur de la National Galerie à Berlin, s'était fait en Allemagne, avec MM. Liebermann, Meier-Graefe et le comte Kessler, l'introducteur de la peinture moderne française, représentée par Manet et les Impressionnistes. C'était un homme courageux qui, dans la défense de la forme d'art venue de France, qu'il croyait devoir préconiser, n'a pas craint d'affronter des attaques violentes. Il fit entrer, vers 1899, à la National Galerie à Berlin, à l'aide de fonds qu'il obtint de personnes riches influencées par lui, Dans la Serre, de Manet, la Conversation, de Degas, des tableaux de Renoir, Pissarro, Claude Monet, Sisley et enfin un très puissant et caractéristique paysage de Cézanne.


Cette apparition de l'école moderne française, sous sa forme la plus osée, dans un musée national, à Berlin, suscita d'ardentes polémiques. L'empereur Guillaume II voulut se rendre compte personnellement de quoi il s'agissait. Il annonça sa visite à la Galerie où il déciderait du sort des tableaux. Ses préférences connues pour l'art correct de la tradition laissaient prévoir qu'ils auraient peine à trouver grâce devant lui. M. de Tschudi attendit la visite de l'Empereur, prêt à en subir les conséquences, mais, au dernier moment, il faiblit au sujet du tableau de Cézanne. Il l'écarta par exception. Il lui parut — il n'avait probablement pas tort — que si, avec les autres, il conservait une faible chance de gagner l'Empereur, la vue du Cézanne la lui ferait sûrement perdre. L'Empereur, venu en présence des tableaux de Manet et des Impressionnistes, ne les jugea pas plus favorablement que n'avaient fait autrefois les « bourgeois » parisiens. Il les fit enlever de la place choisie, où ils se trouvaient au premier étage, pour les tenir en un lieu moins apparent au second. L'Empereur parti, M. de Tschudi remit le tableau de Cézanne avec les autres.



Comme je racontais cette histoire de Berlin, dans une réunion à Paris, un homme du monde, connaisseur émérite de l'art du XVIIIe siècle, dit tranquillement qu'il comprenait très bien l'acte de M. de Tschudi, car cette peinture d'anarchiste ne pouvait causer que de l'horreur à un empereur. Je trouvai très caractéristique ce jugement persistant sur Cézanne, tenu toujours pour un insurgé par les traditionalistes, et qualifié maintenant d'anarchiste, épithète équivalente à celle de communard, qu'on lui avait appliquée à son apparition, en 1874.


En l'année 1902, Cézanne qui avait supporté avec une grande philosophie le long mépris, se voyant enfin relativement apprécié, laissa entendre que, sans penser à faire lui-même aucune démarche, il accepterait volontiers la décoration qu'on pourrait lui décerner, comme reconnaissance officielle de son mérite. M. Octave Mirbeau se chargea, après cela, de faire appel en sa faveur à M. Roujon, le directeur des Beaux-Arts. Voilà donc Mirbeau qui, accueilli par Roujon, lui dit qu'il vient lui demander la Légion d'honneur pour un peintre de ses amis et Roujon, qui assure Mirbeau de sa bienveillance et du plaisir qu'il aurait à lui donner satisfaction. Mirbeau désigne alors Cézanne. À ce nom Roujon sentit son sang se glacer. Décorer Cézanne ! mais c'est lui demander de fouler aux pieds tous les principes remis à sa garde. Il répond donc par un refus péremptoire. D'ailleurs il serait prêt à décorer tout autre Impressionniste , Claude Monet en particulier, mais qui précisément ne consentait pas à l'être. Mirbeau se retira dédaigneux et Cézanne dut comprendre, que le fait d'être apprécié par une minorité d'artistes et de connaisseurs n'empêchait pas qu'il ne fût toujours tenu pour un monstre, dans les sphères de l'art officiel et de la correction administrative.


Cézanne était un homme d'esprit sérieux et réfléchi, porté à se replier sur lui-même. La tenue que l'on constate dans sa peinture, existait au fond dans sa manière d'agir et de s'exprimer. Il se laissait aller, au premier moment, sous le coup de ses sensations, en vrai méridional, à une sorte d'impétuosité, de tressaillement accompagné de jurons, d'exclamations, de mots vifs, mais, après cela, s'il parlait à des amis ou à des gens sérieux, on voyait l'homme de jugement et de réflexion.Caillebotte avait organisé un dîner mensuel, au café Riche, sur le boulevard des Italiens, appelé le dîner des Impressionnistes, où se retrouvaient les peintres du groupe et les hommes de lettres Mallarmé, Mirbeau, Gustave Geffroy, qui s'étaient faits leurs défenseurs. J'y ai maintes fois rencontré Cézanne. Il gardait généralement le silence au commencement du dîner, attentif aux propos qu'on échangeait autour de lui et aux opinions qu'on émettait sur l'art et les artistes. Puis, à un certain moment, il prenait part à la conversation et ce qu'il disait avait toujours du poids.


On voit en définitive que si Cézanne, par les particularités de son travail et de sa vie, a offert des faits singuliers à relever, le plus singulier aura été l'étonnant contraste existant entre l'opinion formée de son caractère et sa véritable manière d'être. Cet homme, dont l'art aura paru être celui d'un communard, d'un anarchiste, dont on aura soustrait les œuvres à la vue des empereurs, qui aura causé la terreur des directeurs des Beaux-Arts, aura été un bourgeois riche, conservateur, catholique, qui n'avait jamais soupçonné qu'on pourrait voir en lui un insurgé, qui a donné tout son temps au travail, menant en réalité la vie la plus digne d'estime.


Cézanne devenu diabétique eût dû prendre des précautions en conséquence. Mais aucune considération ne pouvait l'amener à changer ses habitudes de travail. Il continuait donc, comme par le passé, à peindre en plein air. Un jour d'octotobre 1906, où il peignait sous la pluie, il fut saisi d'un refroidissement et d'une congestion au foie. On dut le ramener chez lui, du lieu écarté où il se trouvait, dans une voiture de blanchisseuse. Le surlendemain du jour où il avait eu son accident, il sortit entre 6 et 7 heures du matin, pour travailler, en plein air, au portrait commencé d'un vieux marin. Il fut ressaisi par le froid. Il dut être de nouveau ramené chez lui et cette fois prendre le lit définitivement. Sa passion de peindre était telle que, malgré son mal, il se relevait de temps en temps pour ajouter quelques touches à une aquarelle, près de son lit. Il est mort à Aix, le 22 octobre 1906, on peut dire le pinceau à la main.


Théodore DURET. Histoire des peintres impressionnistes. Paris, 1939



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Longtemps ignoré, moqué, rejeté, Cézanne est le prototype de l'artiste maudit. La reconnaissance est venue sur le tard, à l'âge de 56 ans, alors qu'il ne l'attendait plus: lorsque, en 1895, sur les conseils de Pissarro et de Renoir, ses amis, un jeune marchand ambitieux, Ambroise Vollard, lui consacre sa première rétrospective à Paris. Cézanne avait encore onze années à vivre.


Pour le rencontrer, Vollard s'était rendu à Fontainebleau, où, d'après la rumeur, le peintre séjournait. Fausse piste: il en était reparti. Le marchand finit par localiser une famille Cézanne, à Paris, rue des Lions-Saint-Paul. A défaut d'y trouver Paul, le père, Vollard tombe sur Paul, le fils. Ce dernier jouera les intermédiaires. C'est grâce à lui qu'aura lieu la fameuse exposition. Car Cézanne père, qui se trouve à Aix-en-Provence, n'entend pas se déplacer. Il se contente d'expédier par le train une centaine de toiles roulées. Vollard ne fera sa connaissance que l'année suivante.


Cette rétrospective, que Cézanne n'honorera pas de sa présence, marque pourtant un tournant essentiel dans sa carrière. Même si elle suscite les railleries habituelles de quelques détracteurs, qui brocardent ces «visions cauchemardesques» et autres «atrocités à l'huile», elle enregistre un vrai succès, particulièrement auprès des critiques et des peintres. Pour la première fois, on peut se rendre compte de la singularité de la trajectoire esthétique de Cézanne, qui, d'abord proche de l'impressionnisme, ouvre ensuite la voie de la modernité. Du cubisme au fauvisme et à l'abstraction, les grands courants du XXe siècle se réclameront du peintre aixois. « C'est notre père à tous », déclarera Picasso.


Grâce à cette manifestation, la réputation de Cézanne ne cessera de s'affirmer. Les artistes qui le connaissent déjà, comme Monet et Degas, achètent alors des toiles. Poussant la porte de la boutique (on ne dit pas encore galerie), de riches collectionneurs, bien conseillés, se laissent eux aussi tenter. « Les prix sont encore abordables mais peuvent monter jusqu'à 700 francs, écrit Bernard Fauconnier (1). Vingt ans plus tard, elles vaudront trois cents fois plus cher. »


C'est à partir de ce moment que s'élabore la légende. Cézanne ne s'est pourtant pas coupé l'oreille comme Van Gogh, il n'est pas non plus parti sous les tropiques comme Gauguin. Après les soubresauts de la jeunesse, son existence, entièrement consacrée à la création, apparaît même étonnamment ennuyeuse. Il n'empêche. Le peintre va devenir un héros, un martyr victime de l'incompréhension de ses contemporains.


Sa quasi-absence de Paris depuis une vingtaine d'années facilite les divagations. Depuis 1877, date de la troisième exposition impressionniste, qu'il avait quittée encore plus meurtri que d'habitude, le peintre ne s'est en effet plus guère montré dans la capitale, lui préférant le refuge de la Provence, où il partage son temps entre la propriété familiale du Jas de Bouffan, l'Estaque et Gardanne. A son propos circulent toutes sortes de rumeurs. Il vit là-bas, dit-on, comme un ermite et les enfants jettent des cailloux sur son passage. Cet artiste secret et sauvage apparaît en tout cas comme un mystère. A tel point que ceux qui ne l'ont jamais côtoyé s'interrogent. Le jeune peintre et critique Maurice Denis, récent admirateur, se demande s'il est mort ou s'il a même existé. D'autres pensent que son nom n'est que le pseudonyme d'un artiste qui n'ose afficher sa modernité... Sa mort marquera le point d'orgue de la légende. Le 15 octobre 1906, Cézanne travaille sur la route du Tholonet, face à la montagne Sainte-Victoire, quand un orage éclate. Un blanchisseur qui passait par là le découvre inanimé sur le bord de la route et le ramène dans son atelier. Il décédera dans la nuit du 22 au 23. Mourir le pinceau à la main face à cette icône qu'est devenue la Sainte-Victoire! Pouvait-on souhaiter destin plus fabuleux ? Une chose est sûre. Depuis sa Provence natale, Cézanne ne se laisse pas étourdir par le succès. Au contraire. Lui qui l'a si longtemps espéré, il se met à regretter le tapage fait autour de son nom. Car l'œuvre doit primer sur l'homme. A-t-il oublié l'énergie qu'il dut déployer pour persuader Louis-Auguste, son banquier de père, qui le voyait juriste ou avocat, de le laisser quitter Aix, le berceau familial, afin de monter à Paris pour y faire des études d'art ? A-t-il oublié les difficultés matérielles qu'il dut affronter pour subsister avec la maigre pension allouée par son père, et les heures de labeur, et les refus réguliers aux Salons, et le dénigrement de la presse, ses révoltes, enfin, contre la bêtise bourgeoise? Sans doute pas, mais il a tourné la page.


Ce qu'il aime, c'est mener une vie calme et laborieuse, travailler sans relâche sur le motif ou dans son atelier, pour réaliser portraits, paysages ou natures mortes. L'aisance financière que lui procure l'héritage paternel en 1886 ne changera pas son attitude. Car rien n'est mieux que la solitude de la Provence pour peindre, peindre et peindre encore. Aucun autre artiste ne s'est montré aussi viscéralement attaché à ses racines. «Quand on est né là-bas, écrit-il un jour, c'est foutu, rien ne vous dit plus.» Il adore cette région pour les souvenirs dont elle est le dépositaire, ceux de son enfance et de son adolescence, qui lui rappellent les nuits blanches passées dans les grottes, en compagnie de son ami Zola, les promenades dans la garrigue, les baignades dans l'Arc, mais également pour son austère beauté, qui correspond si bien à son tempérament. Avec les années, si Cézanne continue de vivre à l'écart de la bourgeoisie aixoise, préférant s'entourer d'un petit groupe d'amis, ferronniers, artisans et même poètes, il engage aussi de nouveaux dialogues. Car, malgré sa réputation de misanthrope et bien qu'il se méfie des importuns, il reçoit les marchands qui viennent le voir avec l'espoir de rompre les relations exclusives qu'il entretient avec Vollard. Et il prend plaisir à s'entretenir avec certains artistes et critiques qui, depuis la rétrospective Vollard, désirent le rencontrer, comme Maurice Denis, Émile Bernard ou Charles Camoin.



Sa position se verra renforcée par d'autres expositions, d'abord chez Vollard, qui lui en consacrera dorénavant régulièrement. Ses toiles seront également montrées à l'Exposition universelle, au Salon d'automne et au Salon des indépendants de Paris et elles commencent à être présentées à l'étranger, notamment à Londres et à Berlin. La cote des tableaux continue parallèlement de grimper. En 1899, l'un d'eux est adjugé 2 300 francs, un autre atteint même 6 750 francs.


Des toiles accrochées au-dessus d'une porte. Ironie de la situation: seule la ville natale du peintre ne suit pas ce mouvement de reconnaissance. Même lorsque parviennent les échos du succès de la rétrospective Vollard, la bourgade bourgeoise ne parvient pas à se défaire de ses préjugés. A l'occasion de son exposition inaugurale, la Société des amis des arts se pose la question de savoir s'il faut ou non exposer Cézanne. On décide finalement de le faire. Après tout, c'est un enfant du pays. Le peintre, ravi, propose deux toiles, qui sont jugées tellement affligeantes qu'on essaie de les faire oublier, en les accrochant au-dessus d'une porte. Cette appréciation est partagée par Henri Pontier, qui fut conservateur du musée Granet, à Aix, de 1892 à 1925. En 1904, il déclara que, lui vivant, aucune toile de Cézanne n'entrerait. Il tint parole. L'artiste sera jusqu'à la fin de ses jours poursuivi par cette fatalité. Sur le registre des décès, il figure non pas comme « peintre » mais comme « rentier »...


L'hostilité aixoise n'a pas empêché Cézanne de poursuivre sa trajectoire. Au cours du XXe siècle, les plus grands musées du monde ont acquis des toiles du maître, de Washington à New York, de Berlin à Paris. Et le marché n'a cessé de le sanctifier, au point qu'il figure dans le club fermé des artistes les plus chers au monde. Chaque vente de tableau se chiffre en millions de dollars, surtout s'il s'agit d'un paysage ou d'une nature morte réalisés dans les années 1890, devenus icônes de la modernité. Le record absolu, toujours inégalé, date de 1999. Sotheby's avait alors adjugé à New York une nature morte, Rideau, cruchon et compotier, 60 millions de dollars. Cézanne voulait que «l'homme reste obscur». Il doit se retourner dans sa tombe.


Annick COLONNA-CÉSARI. « Cézanne l'incompris ». L'Express. 1er juin 2006


(1) Cézanne, par Bernard Fauconnier (Folio).


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Formalism and Psychoanalysis: Two Sides of the Same Coin ?



Art criticism has, not surprisingly, a great diversity in style, subject matter, and emphasis. In their writings on Cézanne, Meyer Schapiro [1] and Richard Schiff [2] demonstrate clearly the difference between two schools of thought : Schapiro, writing in 1968, embarks on an extremely subjective and psychoanalytical critique of the subject matter of Cézanne's still-lifes, while Schiff, in 1984, follows the more modern trend toward formal analysis and objective explication of Cézanne's painterly practice. Although the two authors do share certain similarities, namely the citation and comparison of impressionist forerunners and a discussion of Cézanne's 'modern' qualities, the differences between the two articles do in fact make for complementary opposites: reading one without the other leaves a distinct one-sided impression, but taken together, they bring to light the complexity and ingenuity of Cézanne's art.


In their attempts to delineate important aspects of Cézanne's work, both Schiff and Schapiro make reference to the artist's forerunners, particularly from impressionist circles. This is, of course, only natural, and has been common practice in nearly all modern art criticism. Interestingly, though, the two authors do not cite any of the same works of art : certainly Manet is mentioned by both, but while Schiff tends to limit his references to the impressionists -- in order to underline the postulated continuity of Cézanne's use of color and compositional elements -- Schapiro discusses a wide range of artists and paintings, from ancient Greek statues to Raphael and even to Van Gogh, in keeping with his generalizing comments about Cézanne's use of still-life. In addition, both writers cite Zola's writings; Schiff mentions only in passing Zola's critiques of Manet, while Schapiro repeatedly uses Zola's correspondence with and writings about Cézanne as a means of interpreting the thematic and psychological basis for the artist's works.


Schapiro's essay revolves around psychoanalytic interpretation. As such, he searches not for the 'originality' of Cézanne's technique, but for the underlying meaning and personal relevance of the painter's chosen subjects. In so doing, he interprets the thematic elements of the paintings, much in the same way one would critique literature. He contributes numerous anecdotes from Cézanne's personal correspondence; this, combined with biographical details and a healthy imagination, leads him to his conclusions about the sexual and psychological intricacies of Cézanne's apple motif and his portrayals of women. He makes a strong case for his thesis, but admits that much of it is speculation: "this sketchy formation ... leaves much unexplained," he confesses. [3] Although his almost total omission of formalist analysis is understandable with regards to his agenda, one cannot help but wonder if the inclusion of such critique might have strengthened his case. The article makes for highly entertaining and captivating reading, but leaves me, at least, with doubts as to its effectiveness.


Schiff quite literally goes to the opposite extreme. In keeping with the title of his chapter on Cézanne's practice, virtually no mention is made of the particular subject matter or meaning behind the paintings, and indeed, biographical details are only included when they can serve to support Schiff's theory of the constructed nature of the artist's "naive" vision. Formal qualities are discussed exhaustively; in particular, Schiff deconstructs the various means of color and light portrayal in impressionist art, and shows how Cézanne's modeling was in many ways a continuation of this rebellion. Throughout the chapter, Schiff presents a calculated and scientific interpretation, with very little room for dissent on the part of the reader. The prevalence of close readings of the paintings, with an almost overwhelming detail of description, precludes the type of sweeping generalizations offered by Schapiro, but may also confuse the reader, since several such descriptions do not seem to offer further 'proof' of Schiff's argument. In an interestingly subtle moment of self-defense, Schiff, like Schapiro, admits to the narrow focus of his critique, defending the formalism of the 1906 critic Duret in words that could easily apply to his own article: "this may appear to be an insensitive 'formalist' reading of a psychologically rich subject matter; on the contrary ... Duret focused on what Cézanne actually wished him to see." (4)Schiff's main thesis, that Cézanne's 'originality' was in fact a construct of his artistic theory, comes across resoundingly; nonetheless, as with Schapiro's article, the reader is left questioning whether the one-sided nature of the discussion was truly necessary.


Taken separately, both Schapiro's and Schiff's articles are compelling and useful commentaries on Cézanne's style and practice. Taken together, however, they exhibit something greater, namely the complexity of Cézanne's art. The complementary nature of these two articles reveals that criticism of Cézanne's art cannot and, I believe, should not be limited by critical schools of thought. Psychoanalysis may be held in disregard by many modern writers, but Schapiro conducts a remarkably level-headed assessment of the factors and motivations behind the canvas; and while readers not schooled in formal analysis may be overwhelmed by Schiff's detailed examination, his devotion to specific compositional elements illustrates far more than his relatively simple thesis. One can only hope that future critics continue to elucidate the many different sides of Cézanne's painting.


Notes:


(1) Meyer Schapiro, "The Apples of Cézanne: An Essay on the Meaning of Still-life," in Schapiro, Modern Art: 19th & 20th Centuries (1978), pp. 1-38.


(2) Richard Schiff, "Cézanne's Practice," in Schiff, Cézanne and the End of Impressionism (1984), pp. 199-219.


(3) Schapiro, p. 12.


(4) Schiff, p. 216.

Written and © Nancy Thuleen in 1997 for Art History 452 at the University of Wisconsin-Madison.If needed, cite using something like the following : Thuleen, Nancy. "Formalism and Psychoanalysis: Two Sides of the Same Coin?" Website Article. 19 September 1997.