samedi 6 décembre 2008

FUTURISME : GÉNÉRALITÉS

Luigi RUSSOLO, Carlo CARRÀ, F. T. MARINETTI, Umberto BOCCIONI, Gino SEVERINI


FUTURISME


En France, le futurisme italien a souvent fait l’objet d’un intérêt condescendant. Or rien ne peut légitimement fonder cette attitude : l’intensité plastique des œuvres, l’ampleur et la nouveauté des attendus théoriques, la contribution majeure du mouvement à l’essor des avant-gardes apparaissent indiscutables.


Dans leur perpétuel souci d’innovation, les futuristes ne songèrent rien moins qu’à plaire, utilisant de façon retentissante les ressources de la provocation, du scandale, voire de la violence. Ils se firent les chantres intolérants d’une modernité agressive symbolisée par la machine et par des valeurs plus abstraites liées au mouvement et au dynamisme. Aucun domaine des arts plastiques ne leur fut indifférent; mieux, ils en questionnèrent les limites et étendirent leur pratique à l’écriture, à la musique, au théâtre, au décor.


L’épopée futuriste


La préhistoire du mouvement débute à Rome en 1901 ; Umberto Boccioni et Gino Severini deviennent les élèves du peintre Giacomo Balla, qui les initie au divisionnisme. En 1906, tandis que Severini s’installe à Paris, Boccioni entame un large périple européen qui s’achève l’année suivante à Milan. Là se noueront bientôt d’autres amitiés picturales : avec Carlo Carrà, puis Luigi Russolo, Romolo Romani et Aroldo Bonzagni. Cette même année 1909 se produit encore la rencontre décisive avec Marinetti, le remuant directeur de Poesia , dont Le Figaro a publié le 22 février précédent le manifeste fondateur.


La communication


Le 11 février 1910 paraît sous forme de tract publié par Poesia la proclamation : Agli artisti giovani d’Italia (connu comme Manifeste des peintres futuristes). Marinettien dans sa forme agressive, le texte est cosigné par les "Milanais" Boccioni, Carrà, Russulo et s’adjoint les noms de Severini puis de Balla. Suit, le 11 avril, La Peinture futuriste (dit Manifeste technique) qui précise les options thématiques et esthétiques du groupe. Plusieurs dizaines de manifestes artistiques se succéderont jusqu’à la fin de la guerre : sur la sculpture (Boccioni, 1912 et 1913), l’architecture (Sant’Elia, 1914), la photographie (Bragaglia, 1911), le cinéma (Balla, Corra, Chiti, Ginna, Marinetti, Settimelli, 1912), la musique (Pratella, 1911) et le bruitisme (Russolo, 1913), la danse (Valentine de Saint-Point, 1914)... Il n’y a guère de thèmes de la vie sociale, politique et morale, littéraire, artistique ou scientifique qui ne soient abordés dans la perspective futuriste.


Les futuristes ne manquent aucune occasion de s’exprimer au cours de soirées organisées dans les capitales italiennes. Ils lisent textes et manifestes, se délectent de "la volupté d’être sifflés" et y échangent "presque autant de coups de poing que d’idées" (celui de Boccioni, qui "fait merveille", se verra célébré dans une sculpture de Balla). Ils possèdent néanmoins l’art de communiquer et, se servant abondamment de la presse qui ne saurait les ignorer, se répandent dans toute l’Europe en interviews, déclarations et conférences. Si Poesia, devenu en 1909 "organe du futurisme", disparaît dès la fin de l’année, les éditions qui lui survivent diffusent largement tracts et brochures. Un peu plus tard, Lacerba — fondé à Florence en 1913 par Giovanni Papini et le peintre écrivain Ardengo Soffici — deviendra rapidement un lieu d’expression et de polémique pour le mouvement, mais également le support d’expériences graphiques telles les parolibere ("mots en liberté").


Les expositions


Les expositions du groupe répondent à sa volonté de communication publicitaire et tapageuse. Si en 1911 à Milan on lacère La Risata de Boccioni, l’accueil du milieu international semble plus favorable. Partant en 1912 de la galerie parisienne Bernheim-Jeune, la première grande exposition futuriste va sillonner l’Europe et traversera même l’Atlantique pour être présentée à Chicago. La Préface au catalogue, Les Exposants au public, répand et développe la théorie futuriste dont elle marque nettement la spécificité, notamment à l’égard du cubisme. En 1913, le groupe participe encore à l’exposition des avant-gardes qu’organise Der Sturm à Berlin.


La guerre et la fin d’une aventure


L’hétérogénéité du mouvement et son élargissement à de nouvelles personnalités (les peintres Enrico Prampolini, Fortunato Depero, Ottone Rosai et le photographe Anton Giulio Bragaglia) exacerbent les tensions. Tantôt la capacité manœuvrière de Marinetti, tantôt son autoritarisme réussissent à réduire les conflits. Mais finalement des sécessions interviennent : dès 1914, celle du poète Aldo Palazzeschi ; puis, l’année suivante, le texte Futurisme et marinettisme marque celle des Florentins de Lacerba et prive le reste du mouvement de sa tribune.


À ce moment crucial, les futuristes se livrent à la propagande belliciste et interventionniste. "La guerre, seule hygiène du monde", qu’ils avaient réclamée à cor et à cri, fournit à présent la thématique récurrente. L’engagement idéologique ne suffit pas. Boccioni, Sant’Elia, Marinetti et Russolo, entre autres, s’enrôlent : les deux premiers sont tués dès 1916.


Avec la guerre, une page est définitivement tournée : Carrà se consacre à la "peinture métaphysique", Russolo aux recherches musicales, tandis que Severini évolue vers le classicisme. Seul parmi les fondateurs, Balla s’attache à développer (avec son disciple Depero) les principes du mouvement dans une voie personnelle non figurative. Avec les animateurs que sont Gerardo Dottori, Fillia et Prampolini se profile, dans les années 1920, l’image d’un "second futurisme", post-dadaïste. Une fois encore, en 1929, Marinetti rassemblera ces énergies pour un nouveau manifeste, L’Aéropeinture futuriste . Mais l’élan révolutionnaire du mouvement initial apparaît désormais brisé et son inlassable animateur largement engagé dans la compromission fasciste.


Les principes théoriques et techniques


Les manifestes picturaux de l’année 1910 constituent des préalables à la pratique plastique futuriste, même s’ils s’inspirent de principes plus ou moins explicites de l’œuvre antérieure des signataires. Ils vont induire des audaces formelles inédites et donner au mouvement l’impulsion vigoureuse qui l’impose d’emblée sur la scène internationale.


Le rejet du passéisme


À l’image du prototype marinettien dont ils relaient certains des thèmes, ces manifestes englobent dans la même exécration du passé tout à la fois les hommes, les institutions, les modèles, les pratiques.Les futuristes fustigent les professeurs "ignorants", les archéologues "nécrophiles", les critiques "vendus", les peintres "impuissants", les architectes "affairistes", et n’épargnent pas davantage le public, "canaille inconsciente" qui applaudit. Ils dénoncent les académies "podagres", l’atmosphère "pourrissante" des musées — cimetières promis à la pioche ou au feu — et l’ignorance des officiels. Reniant en bloc l’image référentielle de l’Italie artistique, "patrie de cadavres, immense Pompéi de sépulcres blanchis", ils vilipendent les grands centres historiques, particulièrement Venise, ville-fossile, stigmatisée dans plusieurs manifestes (Tuons le clair de lune et Contre Venise passéiste).


Quant aux modèles, ils subissent une véritable hécatombe. Paradigme de l’art du passé, La Joconde, avant de devenir tête de massacre pour Dada et le surréalisme, reçoit un douteux hommage : "des fleurs, une fois par an, à ses pieds". La peinture sombre se voit condamnée pour contrefaçon. Seuls Rembrandt, Goya et Rodin, suspects de mauvais goût, semblent pour cela même trouver grâce. Mais les cibles existent chez les modernes. Le synthétisme (sans nommer explicitement Gauguin), taxé de "puéril et grotesque" ; l’Art nouveau sécessionniste rejeté d’autant plus violemment qu’il investissait encore naguère le vocabulaire formel et symbolique de Boccioni et de Carrà ; les Indépendants, enfin, "faux aveniristes" eux aussi, mais auxquels tous doivent leur technique de prédilection : le divisionnisme.


Le culte de la vitesse


Si le Manifeste du futurisme désignait la machine comme symbole par excellence de modernité, il mythifiait les engins de transport rapide: train, bateau et surtout automobile. Pour leur part, les manifestes picturaux préfèrent évoquer le mouvement et son concept, la vitesse. Immergé dans cette dimension, l’homme trouve un accord avec le "dynamisme universel", car "tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement". À partir de cela, on peut analyser deux sortes d’images contiguës. Les unes de type rétinien, dues à la persistance des images : "un cheval au galop n’a pas quatre pattes, mais vingt" (Le Cavalier rouge, Carrà, 1912). D’autres, plus abstraites, liées à l’expérience bergsonienne de la durée, intègrent des images fragmentaires inscrites plus ou moins profondément dans le souvenir ; elles assumeront un rôle essentiel dans le procès évolutif du futurisme.


La thématique


Contrairement aux tendances modernes, le futurisme ne relègue pas le sujet au second plan. Son lien essentiel au monde physique comme son engagement social et politique réhabilitent l’iconographie.Certains des thèmes, présents dès l’origine, célèbrent le monde urbain (Périphérie, Boccioni, 1909) et le noctambulisme (Nocturne place Beccaria, Carrà, 1910); d’autres apparaîtront sous la pression des événements politiques (Drapeaux à l’autel de la patrie, Balla, 1915) ou guerriers (Train blindé, Severini, 1915). Les manifestes suscitent rapidement des intérêts nouveaux. L’automobile donne naissance chez Balla et Boccioni à des séries ; mais rien de ce qui paraît propice à l’évocation de la vitesse — train, fiacre, tram, cheval, l’homme lui-même — n’est abandonné. La fureur des émeutes (Les Funérailles de l’anarchiste Galli, Carrà, 1911) ou plus prosaïquement des échauffourées (Rixe dans la galerie, Boccioni, 1910) permet de conjuguer violence et mouvement. Par des équivalences plastiques, les futuristes transfèrent dans l’ordre du visible aussi bien les données psychologiques (États d’âme, Boccioni, 1911) que les stimuli les plus divers (La Musique, Russolo, 1911). Que le mépris de la femme soit proclamé n’empêche nullement Boccioni de prendre pour modèles mère et sœur, ni Severini de préférer les danseuses ; seule la "foire aux jambons pourris" du nu demeure prohibée. Lorsque la tendance à l’abstraction s’affirmera, notamment chez Balla, le sujet n’en restera pas moins explicité par le choc du titre.


L’image futuriste


Signe d’avant-gardisme en Europe, le divisionnisme s’inscrit comme condition sine qua non dans les manifestes, sous le nom de complémentarisme. Sans doute ne s’agit-il pas d’ordonner avec mesure la surface selon le système de Seurat, mais d’accentuer le chromatisme incendiaire des couleurs pures et de mettre à bas la rationalité constructive du dessin.


Cependant, ce "complémentarisme congénital" ne se réduit pas à un choix de palette, si fondamental soit-il. La formule, révélatrice, condense encore la conception paradigmatique de l’objet futuriste qui convoque dans la surface tous les éléments auxquels le lie une relation spatio-temporelle ou affective. Ces liens s’incarnent en des lignes-forces relationnelles qui englobent au surplus le spectateur, "placé désormais au centre du tableau". Ainsi se définit encore un complémentarisme d’objet, simultanéisme bien différent du concept cubiste homonyme.


La photographie (et précocement le cinéma) préoccupe les futuristes d’un double point de vue. Elle possède son praticien, Anton Giulio Bragaglia, inventeur des photodynamismes (La Gifle, 1913). De plus, comme technique annexe, elle fournit pour la représentation du mouvement les premières solutions de caractère analogique, dérivées des recherches chronophotographiques de E.-J. Marrey et de E. Muybridge ; Fillette courant sur le balcon (1912) de Balla réalise certainement le prototype du genre.


À l’exemple des cubistes, les futuristes précipitent la fin de l’homogénéité de la surface peinte. Rompus à l’usage de la typographie — l’expérience des tracts y est pour quelque chose —, ils intègrent précocement les mots à l’image; d’abord en tant qu’éléments caractéristiques de l’environnement urbain (Nord-Sud, Severini, 1912), puis nantis de leur sémantique autonome. La pratique se fond alors avec celle des papiers collés qui insistent sur le message verbal dominé par slogans, cris et onomatopées (Manifestation interventionniste, Carrà, 1914). Avec la série des Parole in libertà, Marinetti accomplit, en sens inverse, le chemin qui relie écriture et peinture.


Les "allègres incendiaires"


La solidarité de groupe ne doit pas masquer les individualismes ni la diversité des démarches, partant les discordances. Chacun veille jalousement à la défense de ses découvertes plastiques, notamment à l’égard de l’extérieur. Ainsi, en 1913, Boccioni ouvre les hostilités contre le cubisme et son héraut Guillaume Apollinaire avec une vigoureuse diatribe anti-orphique, Les Futuristes plagiés en France.


Umberto Boccioni (1882-1916)


Le rôle central de Boccioni dans la genèse du mouvement et de ses postulats théoriques ne fait guère de doute. Il élabore deux notions de base: le simultanéisme comme "synthèse de ce dont on se souvient et de ce que l’on voit" et le dynamisme comme "force intérieure" de l’objet (Les Exposants au public).


Son œuvre plastique tire son origine de thèmes hérités du symbolisme (La Signora Massimino, 1908) ou inspirés par la société industrielle et urbaine présente jusque dans l’Autoportrait de 1908. Deux œuvres clés, encore liées à ces préoccupations, marquent son passage au futurisme ; La ville monte (1910-1911) et la série des États d’âme (1911) intègrent de façon inédite le dynamisme à un espace déstabilisé par des compénétrations spatiales (Ines, 1911). Puis la pratique de la sculpture (Tête + maison + lumière, 1911-1912) ramène Boccioni à une conception plus nucléaire de l’objet, sensible dans la série des Dynamisme de 1913. Ce va-et-vient moteur entre les deux ordres plastiques fournit des exemples achevés de la maturité du futurisme, comme Formes uniques de la continuité dans l’espace (1913) ou Construction spiralique (1914). Boccioni disparaît en pleine activité créatrice au moment où ses recherches donnent la priorité à une intensification radicale des rapports colorés (Portrait de Busoni, 1916).


Gino Severini (1883-1966)


Installé à Montmartre, Severini peint la Ville Lumière dans un style néo-impressionniste aéré et serein. Il sert de relais entre le groupe milanais et les peintres ou écrivains de l’avant-garde parisienne, préparant notamment l’exposition chez Bernheim. Dès l’origine (La Danse du pan pan au Monico, 1911), sa manière s’imprègne fortement de cubisme ; elle en demeurera assez proche par le découpage de l’objet — réagencé toutefois de façon dynamique — par l’introduction des mots dans l’image et la technique du collage. Severini précise ses options particulières dans Les Analogies plastiques du dynamisme (1913-1914): une forme donnée en convoque d’autres par affinités ou contrastes simultanés. De là des équivalences qui s’expriment dans l’algèbre de titres tel Ballerine + mer = bouquet de fleurs (1913). Les inclusions de matières (paillettes, feuilles métalliques...) concourent à l’"intensification réaliste" avec les parolibere et les onomatopées et, anticipant sur les expériences polymatière de Prampolini, profilent "la fin du tableau et de la statue" annoncée par Severini.


Carlo Carrà (1882-1966)


Il revient à Carlo Carrà d’avoir peint l’une des œuvres incarnant le plus totalement l’idéal originel du futurisme. Les Funérailles de l’anarchiste Galli (1911) évoque sans ambiguïté le manifeste de Marinetti qui chantait "le geste destructeur de l’anarchiste" et l’engagement du peintre. Très rapidement, l’œuvre de Carrà révèle une synthèse originale avec les schèmes cubistes (La Galerie de Milan, 1912) et ses techniques (papiers collés de 1914). Il en développe les principes dans un manifeste personnel, La Peinture des sons, des bruits, des odeurs (1913), qui définit les notions d’équivalence et de complémentarisme plastiques. D’autres textes théoriques suivront, publiés par Lacerba ; ils révèlent ses divergences avec Boccioni et marquent son détachement du "marinettisme". Dès 1915, l’intérêt de Carrà pour les grands modèles du passé (de Giotto à Piero della Francesca) l’oriente dans la recherche de "formes concrètes" et son Antigracieux (1916) prélude, avant même sa rencontre avec De Chirico, à son passage à la peinture métaphysique.


Luigi Russolo (1885-1947)


Au carrefour des préoccupations multiples du groupe, les tableaux de Russolo se singularisent par l’organisation très réglée de leur surface. La couleur saturée, scandée par de grands rythmes où dominent les primaires, s’articule clairement en des schèmes empruntés aux sciences physiques et donnés comme équivalents plastiques du dynamisme (La Révolte, 1911).En 1913, Russolo publie L’Art des bruits. Il y préconise une révolution radicale qui étend le domaine artistique aux sons les plus divers de la nature et du machinisme. Outre un nouveau système de notation musicale, il conçoit pour ses compositions les réseaux de bruits , divers instruments insolites, les intonarumori (glouglouteurs, gargouilleurs, hululateurs, etc.). Les intuitions de Russolo trouvent leur écho dans la création contemporaine, de Satie à Varese, et particulièrement dans la musique concrète.


Giacomo Balla (1871-1958)


À l’écart des Milanais, Balla donne d’abord une version rétinienne très marquée du futurisme. C’est le temps du cocasse Dynamisme d’un chien en laisse et de La Main du violoniste (1912). Mais, en 1913, les Compénétrations iridescentes orientent ses recherches dans une voie abstraite, substituant la figuration de la vitesse à celle du mouvement. La plasticité de la forme s’accentue dans des synthèses comme Automobile + vitesse + lumière, jusqu’à atteindre une sorte de dynamisme cosmique dans Le Passage de Mercure vu au télescope (1914) qui évoque les préoccupations de Robert Delaunay.


Après la disparition de Boccioni, Balla devient la figure centrale du mouvement plastique et signe avec Depero le manifeste Reconstruction futuriste de l’univers. Outre les compositions picturales désormais abstraites (Forme du cri "Vive l’Italie", 1915) et ses complexes plastiques intégrant diverses matières colorées, il s’intéresse encore au costume, à la décoration et au mobilier.


Antonio Sant’Elia (1888-1916)


Issu du groupe avant-gardiste Nuove Tendenze, Antonio Sant’Elia adhère au mouvement en 1914 et publie le Manifeste de l’architecture futuriste. Sa pensée architecturale n’a pu s’exprimer que dans les projets conçus pour la Città nuova, vision "aveniriste" de métropole géante. Les pièces maîtresses — immeubles à gradins, complexes de communication terrestre et aérienne — dérivent de la centrale électrique, symbole d’une Italie industrielle et novatrice. Tout proche, Mario Chiattone (1891-1957) n’appartient pas effectivement au groupe ; ses projets utilisent des schèmes comparables où résonne parfois l’écho formel du sécessionnisme viennois.


Rayonnement du futurisme


Viscéralement nationaliste, le mouvement ne se cantonne pourtant pas en Italie. À son exemple, des tendances comparables apparaissent un peu partout dans le monde : formisme ou zonisme polonais, vibrationisme espagnol, vorticisme anglais, stridentisme mexicain... Nombre de plasticiens réagissent plus ou moins durablement : Delaunay, Duchamp et Picabia en France, August Macke et Franz Marc en Allemagne, Frank Kupka en Tchécoslovaquie. Il touche encore la Belgique et l’Europe centrale, mais aussi les États-Unis, l’Amérique latine et même le Japon.


Seul le futurisme russe peut se comparer à son homologue italien. Il possède en Vladimir Maïakovski un inlassable animateur, publie des manifestes (Une gifle au goût du public, 1912) et compte des artistes de premier plan comme David Bourliouk (1882-1967), ou les fondateurs du rayonnisme (1913), Natalia Gontcharova (1883-1962) et Mikhail Larionov (1881-1964). Issus de cette tendance, Vladimir Tatline (1885-1953) et Casimir Malevitch (1878-1935) en développeront les attendus vers la non-figuration radicale du constructivisme et du suprématisme.


Ainsi le futurisme érigea, non sans tumulte, le modernisme en dogme intransigeant, réussissant à briser l’enclavement de l’art italien. Aux côtés du cubisme, son contemporain et rival, il peut revendiquer un rôle moteur essentiel dans la naissance et la diffusion de l’avant-gardisme. Par son refus radical de toute norme, il annonce très directement le dadaïsme et, par sa transgression des limites, il se fait déjà art conceptuel et comportemental.

Claude FRONTISI. « Futurisme », Encyclopaedia Universalis.

cuisine futuriste :

jeudi 4 décembre 2008

vendredi 28 novembre 2008

Maurice DENIS



Maurice DENIS. Les Arbres verts ou Les Hêtres de Kerduel. 1893. 46 X 43. Paris, Musée d'Orsay


Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

Maurice DENIS. « Définition du néo-traditionnisme ». Art et critique, no65, 22 août 1890

Henri MATISSE



Henri Matisse. Fenêtre ouverte à Collioure. Été 1905. 55 X 46. Collection particulière





Henri MATISSE. La Femme au chapeau. 1905. 80, 7 X 59,7. San Srancisco, San Francisco Museum of Modern Art









MAURICE DENIS SUR L'ART D'HENRI MATISSE









Mais notre temps ne produit guère plus qu'un autre d'individus exceptionnels. Il y a peu d'originalités véritables. Les imitateurs sont nombreux. Ils se répartissent en divers groupes : il y a l'école de Cézanne, l'école de Guérin, l'école de Matisse..., etc. C'est l'école de Matisse qui paraît la plus vivante, la plus nouvelle et la plus discutée.




Dès l'entrée de la salle qui lui est consacrée, à l'aspect de paysages, de figures d'étude ou de simples schémas, tous violemment colorés, on s'apprête à scruter les intentions, à connaître les théories : on se sent en plein dans le domaine de l'abstraction.




Sans doute, comme dans les plus ardentes divagations de Van Gogh, quelque chose subsiste de l'émotion initiale de nature. Mais ce qu'on trouve en particulier chez Matisse, c'est de l'artificiel ; non pas de l'artificiel littéraire, comme serait une recherche d'expression idéaliste ; ni de l'artificiel décoratif, comme en ont imaginé les tapissiers turcs ou persans ; non, c'est quelque chose de plus abstrait encore ; c'est la peinture hors de toute contingence, la peinture en soi, l'acte pur de peindre. Toutes les qualités du tableau autres que celles du contraste des tons et des lignes, tout ce que la raison du peintre n'a pas déterminé, tout ce qui vient de notre instinct et de la nature, enfin toutes les qualités de représentation et de sensibilité sont exclues de l'oeuvre d'art. C'est proprement la recherche de l'absolu. Et cependant, étrange contradiction, cet absolu est limité par ce qu'il y a au monde de plus relatif : l'émotion individuelle.




Que Matisse me pardonne si je ne comprends pas. Je sais la finesse de son oeil, les dons de sa sensibilité, et je crois bien ne pas me tromper si je cherche à l'origine de chacune de ses notations, même sommaires, une émotion de nature.




Or, ce que vous faites, Matisse, c'est de la dialectique : vous partez de l'individuel et du multiple ; et par la définition, comme disaient les néo-platoniciens, c'est-à-dire par l'abstraction et la généralisation, vous arrivez à des idées, à des noumènes de tableaux. Vous n'êtes satisfait que lorsque tous les éléments de votre oeuvre vous sont intelligibles. Il faut que rien ne reste de conditionné ou d'accidentel dans votre univers : vous le dépouillez de tout ce qui ne coïncide pas avec les possibilités d'expression que la raison vous fournit. Comme si vous pouviez, dans le domaine de votre art, échapper à l'ensemble des nécessités qui limitent partout notre expérience ! Nous comprenons, disait Taine, des millions de faits, mais au moyen d'une centaine de faits que nous ne comprenons pas. Il faut s'y résigner : tout n'est pas intelligible. Il faut renoncer à construire un art tout neuf avec notre seule raison. Il faut se fier davantage à la sensibilité, à l'instinct, et accepter, sans trop de scrupules, beaucoup de l'expérience du passé. Le recours à la tradition est notre meilleure sauvegarde contre les vertiges du raisonnement, contre l'excès des théories.


Maurice DENIS. « La Peinture ». L'Ermitage, no11, 15 novembre 1905


Henri MATISSE. Luxe I. Été 1907. 210 X 137. Paris, Musée national d'art moderne

Henri MATISSE. La Musique. 1910. 260 X 389. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage


Henri MATISSE. La Danse. 1909-1910. 260 X 391. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage


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Sur le « Fauvisme »





Au printemps 1905, la peinture s'ennuie en France. Ses plus récentes nouveautés ont plus de vingt ans : le néo-impressionnisme de Seurat et Signac a trouvé sa définition et sa logique à la fin des années 1880 et, depuis, des disciples de toutes nationalités pratiquent la division des tons, les touches séparées et le mélange optique, celui que produit l'oeil quand il se tient à distance de la toile. Le mouvement des nabis n'est pas beaucoup plus jeune : Bonnard et Vuillard ne sont plus les provocateurs de la couleur découpée par aplats qu'ils étaient vers 1892, mais des artistes reconnus, presque des classiques.






Quant à l'impressionnisme, il en est à l'âge de la prospérité. Le temps des combats est fini et les expositions de Monet et de Renoir sont des succès assurés. Le premier montre ses paysages londoniens, le second des nus dans une nature ensoleillée, que la critique, enfin réconciliée avec eux, s'accorde à juger très réussis. Les musées français eux-mêmes commencent à penser qu'il serait nécessaire d'acquérir ces oeuvres que les amateurs allemands, nord-américains, russes et scandinaves viennent acheter à Paris.






Au printemps 1905, la peinture française s'ennuie si visiblement que le critique du Mercure de France, Charles Morice, publie le questionnaire qu'il a soumis à plusieurs dizaines d'artistes et leurs réponses. Parmi ses interrogations : "L'impressionnisme est-il mort ?" et "Sommes-nous à la fin ou au début d'une période ?" La plupart des réponses sont incertaines et diplomatiques. Deux peintres seulement semblent susceptibles de jeter du trouble dans cette torpeur confortable : Gauguin et Cézanne. Mais Gauguin est mort en 1903, aux îles Marquises, et Cézanne vit reclus et misanthrope à Aix-en-Provence. Leurs toiles ne sont visibles que dans la galerie d'Ambroise Vollard, marchand lunatique qui ne se soucie guère de les faire connaître, convaincu que la grande peinture se mérite.






Au printemps de 1905, Henri Matisse ne s'ennuie pas, mais il hésite sur la peinture à faire. Cela fait presque dix ans qu'il hésite. Il a 35 ans et un début de réputation. Ancien élève de Gustave Moreau aux Beaux-Arts, il étudie et récapitule méthodiquement les diverses tendances esthétiques apparues depuis 1874 et le surgissement de l'impressionnisme. De la fin des années 1890 au début de 1905, on le voit successivement suivre les exemples, peu compatibles, de Monet, Seurat et Signac, Cézanne et Gauguin. Il lui arrive de paraître proche de Munch, le temps d'une expérience, et de revenir peu après vers les espagnolades de Manet.






Tantôt il suit la leçon d'un seul, tantôt il tente des synthèses stylistiques. Afin d'avoir des exemples en permanence devant les yeux, Matisse, en dépit de sa situation financière médiocre, achète un petit Cézanne et un petit Gauguin : pour cela, Amélie, sa femme, vend ses quelques bijoux. Dans l'appartement du quai Saint-Michel, avec vue sur Notre-Dame et la Seine, ces petits tableaux sont comme des talismans qui doivent favoriser la métamorphose de l'élève Matisse en peintre novateur.






Mais elle tarde. A l'été 1904, Matisse accepte l'invitation de Signac. Celui-ci, depuis la mort de Seurat, est le chef de file et le théoricien du néo-impressionnisme. Il le défend dans un livre de doctrine, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, paru en 1899. Il le défend aussi en regroupant autour de lui de jeunes convertis qu'il aide à exposer. Pour Matisse, il fait plus : il lui propose de passer un été à peindre dans sa propriété de Saint-Tropez ­ - Signac, épris de navigation à voile, a été l'un des découvreurs de Saint-Tropez. Matisse accepte. Les toiles qu'il exécute alors portent évidemment l'empreinte de la théorie divisionniste, dont il peut discuter avec Signac et avec Cross, autre maître de cette école. De ce séjour, Matisse rapporte l'idée d'une composition, des nus féminins sur une plage. Il y travaille l'hiver et lui donne un titre en hommage à Baudelaire, Luxe, calme et volupté . Il l'expose au Salon des Indépendants, le vingt et unième du nom, à partir du 24 mars 1905. Signac achète la toile, manière de l'approuver et d'aider Matisse.






Les critiques les plus attentifs sont moins enthousiastes. "Pourquoi cette incursion chez les théoriciens du "point" ?" , demande Louis Vauxcelles. Charles Morice, qui les nomme "pointillistes et confettistes", est aussi sceptique : "M. Matisse a été mal inspiré d'apporter au groupe son talent. Aurait-il voulu prouver qu'on pouvait tout de suite et sans autre initiation, pour peu qu'on le voulût, passer maître en ce genre ?"

Autant dire qu'en avril 1905 Matisse est loin d'avoir résolu les difficultés qui le retiennent captif. Son travail est à l'image de la situation générale de la peinture moderne : parfaitement réglé, réfléchi, savant, séduisant de couleurs, banal de sujets. Morice est celui qui dénonce le plus cruellement cet état de fait : "L'art réduit à la technique cesse d'être l'art pour devenir une science ­ - une science nouvelle et inutile", écrit-il dans le même compte rendu du Salon des Indépendants. On peut supposer que Matisse a lu ces lignes. Et qu'il s'y est senti mis en cause.Comment réagir ? En s'éloignant de Paris. En allant peindre ailleurs, loin des influences. Ce ne sera plus Saint-Tropez et les amitiés néo-impressionnistes, mais Collioure, près de la frontière espagnole, port de pêcheurs sans passé artistique : il faut rompre avec le milieu parisien et se libérer des influences. Le 16 mai 1905, seul, Matisse arrive à la gare de Collioure et prend une chambre dans le seul hôtel du village, l'Hôtel de la gare justement. Il loue une deuxième chambre, en guise d'atelier, sur la plage du Port-d'Avall. Il est convenu que son épouse le rejoindra un peu plus tard. Et entendu aussi, du moins dans l'esprit de Matisse, qu'un ou d'autres peintres vont venir travailler avec lui.Il le propose à ses anciens camarades des Beaux-Arts, à Marquet, à Manguin, à Camoin. Dès son arrivée, il leur adresse des cartes vantant le pittoresque de l'endroit. Aucun ne peut accepter : affaires sentimentales, défauts de finance ou préférence pour le travail solitaire. Matisse s'adresse alors, en dehors de ses plus proches amis, à un peintre plus jeune que lui, à l'itinéraire et à la formation très différents, André Derain.






Derain a dix ans de moins que lui. Il s'est mis à peindre en autodidacte, en compagnie d'un camarade tout aussi autodidacte que lui, Vlaminck. Ensemble, du côté de Chatou, ils ont exécuté des paysages de la vallée et des banlieues. Ensemble, ils ont découvert avec stupeur Van Gogh. La correspondance que Derain adresse à Vlaminck, durant ses années de service militaire, montre en lui un lecteur de philosophes et de romanciers, un esprit ironique et prompt à tout remettre en cause. Au printemps de 1905, il n'est cependant guère plus qu'un inconnu dont les envois au Salon des Indépendants passent inaperçus, autant que ceux de Vlaminck. Si Matisse est d'ores et déjà une figure de la peinture parisienne, Derain n'est que l'un des nombreux très jeunes artistes qui tentent d'y pénétrer.

Mais Matisse le connaît depuis 1899 ou 1900. Il lui a rendu visite à Chatou, il a vu ses premiers essais. Il lui écrit donc de Collioure. Derain répond début juin, sur le ton mélancolique qui lui est habituel : "Vous savez que je suis bien seul dans mes idées, ce dont je souffre beaucoup en ce moment." Partir, il y est donc prêt. Il obtient de ses parents, si réticents cependant à ce qu'il devienne artiste, 1 000 francs (l'équivalent de 3 340 euros actuels) pour le train et le séjour. Vers le 5 juillet arrive à la gare de Collioure un jeune homme très grand et très maigre, vêtu de blanc et d'une casquette rouge, avec des caisses, des valises et un grand parasol.

Sur ce qui s'est passé ensuite, en juillet et août 1905, les historiens de l'art n'ont cessé de se pencher depuis des années. Analyser les interactions entre Matisse et Derain, les influences croisées, les accords et les désaccords n'est pas aisé. Dans une lettre de Derain à Vlaminck, l'entreprise est définie en deux points : " Une nouvelle conception de la lumière qui consiste en ceci : la négation de l'ombre" ; et "extirper tout ce que la division du ton avait dans la peau".






Le second principe est le plus simple à expliquer : les deux peintres sont parfaitement conscients qu'ils ont tout à perdre à demeurer fidèles au néo-impressionnisme, aux touches séparées et voletantes, à l'exemple de Signac, parce que cette esthétique n'est pas la leur et parce que, ajoute Derain, "c'est en somme un monde qui se détruit lui-même quand on le pousse à l'abstraction". Entendez : systématisées, ces touches font disparaître la nature dans des nuées de taches et de points colorés qui dissolvent les contours et absorbent l'espace perspectif. La remarque est d'autant plus judicieuse que l'abstraction est née, en effet, un peu plus tard, en partie de ce divisionnisme poussé à ce paroxysme, par exemple chez Paul Klee. Donc, Matisse et Derain abandonnent ce procédé, sans doute courant juillet ­ - abandon qui n'interdit du reste pas de brefs retours de Derain à cette technique ultérieurement.

Quant à la "négation de l'ombre", Derain la commente ainsi : "L'ombre est un monde de clarté et de luminosité qui s'oppose à la lumière du soleil." Autrement dit, les ombres ont des couleurs propres et puissantes, plus puissantes même parfois que les couleurs que l'éclat du soleil blanchit. La découverte n'en est pas une. Gauguin l'a énoncée et en a tiré ses effets chromatiques somptueux dès son premier séjour à Tahiti en 1891 et 1892.




Matisse et Derain vérifient, dans le climat méditerranéen, ce que Gauguin a compris dans le Pacifique. Et en tirent à leur tour des conséquences : aucune couleur n'est obligatoire, seule l'est la fidélité de l'oeuvre à la sensation visuelle perçue par l'oeil du peintre. Le sable peut être rouge ou outremer, une chambre aux volets entrouverts pourpre ou vert vif. Les couleurs sont partout, toutes les couleurs. Il suffit de les voir. Il suffit ­ - ce qui est plus difficile encore - ­ d'oser les placer sur la toile en dépit des habitudes anciennes, des interdits, du supposé "réalisme" et de toutes les raisons qui doivent empêcher de peindre la moitié d'un visage turquoise ou vermillon.




Pour affirmer la liberté qu'ils viennent de gagner, les deux peintres posent l'un pour l'autre, et leurs portraits sont affranchis des conventions ordinaires ­ - peau couleur chair, modelés souples. Derain a les yeux vert sombre, Matisse les a vert plus bleuté. Quelques jours ou semaines plus tard, Matisse peint Amélie avec la même audace, la même jouissance érotique d'un chromatisme dégagé de toute obligation descriptive. L'essentiel est acquis.Cet essentiel n'a alors pas encore de nom. Il en reçoit un en octobre 1905 : un nom par moquerie. Au Salon d'automne, la salle VII réunit Matisse, Derain, Vlaminck, Manguin, Marquet et Camoin. Le critique Louis Vauxcelles lance le mot "cage aux fauves", dont vient "fauvisme" ­ - qui désigne depuis lors la peinture née à Collioure. Mais Vauxcelles est loin d'être le plus violent. Le reste de la presse se déchaîne : "Les plus abracadabrantes productions des brosses en délire", "des bariolages informes", "les jeux barbares et naïfs d'un enfant qui s'exerce avec la boîte à couleurs dont on lui fit don pour ses étrennes", "mélange de cires à bouteilles et de plumes de perroquet".

Toutes opinions politiques confondues, les quotidiens dénoncent la folie et la "grosse farce" de ces peintures dont les couleurs offusquent par leur intensité et leur franchise. L'Illustration se saisit de l'affaire et publie des photographies des oeuvres incriminées, accompagnées, par dérision, de citations des rares personnes qui essaient de comprendre et d'expliquer. Le premier scandale artistique du XXe siècle fait l'actualité d'octobre 1905, et sa rumeur se répand en Europe, en Allemagne en particulier où d'autres énergumènes ­ - Kirchner, Pechstein, Heckel - ­ sont en train de créer à Dresde un mouvement nommé Die Brücke, l'homologue du fauvisme.

Ce vacarme assure d'un coup la notoriété des "fauves". En novembre, Vollard achète à Derain quatre-vingt-neuf peintures et autant de dessins en une seule visite. Matisse a de nouveaux défenseurs, parmi lesquels la tribu des Stein ­ - Gertrude, Léo, Michael ­-, qui deviennent ses amis. L'année commencée dans l'ennui et les doutes finit dans les polémiques et les rencontres encourageantes.




Matisse n'en garde pas moins son calme et juge ce qu'il est parvenu enfin à accomplir : "La plus importante évolution, la crise supérieure, c'est quand l'artiste comprend qu'il n'y a plus de peinture objective, que la loi est en lui."(...)

Philippe DAGEN. « La Peinture se réveille ». Le Monde, 27 août 2005

mardi 21 octobre 2008

GAUGUIN, « Soyez amoureuses vous serez heureuses »

Paul GAUGUIN. Soyez symboliste (autoportrait parodique-sérieux avec une caricature de Jean Moreas en putto). La Plume, 1er janvier 1891


Paul GAUGUIN. Soyez amoureuses vous serez heureuses. 1889. 95 X 72. Bas-relief en bois de tilleul polychrome. Boston, Museum of Fine Arts




C'est là comme sculpture ce que j'ai fait de mieux et de plus étrange. Gauguin (comme un monstre) prenant la main d'une femme qui se défend, lui disant : Soyez amoureuses, vous serez heureuses. Le renard, symbole indien de la perversité, puis dans les interstices des petites figures. Le bois sera coloré.



Paul GAUGUIN, lettre à Émile BERNARD, septembre 1889




***



Puisque vous voulez de la littérature, je vais vous en donner un peu (pour vous seul). En haut la cité corrompue de Babylone. En bas, comme à travers une fenêtre, une vue des champs, la nature, avec ses fleurs. Une simple femme, qu'un démon prend par la main, qui se défend malgré le bon conseil de l'inscription tentatrice. Un renard (symbole de perversité chez les Indiens). Plusieurs figures dans cet entourage qui expriment le contraire du conseil (« vous serez heureuses ») pour montrer qu'il est mensonger. Pour ceux qui veulent de la littérature, en voilà. Mais ça n'est pas pour vérification.


Paul GAUGUIN, lettre à Théo VAN GOGH, 21 novembre 1889

mardi 23 septembre 2008

Paul GAUGUIN (1848-1903) II

Jules-Jean-Antoine LECOMTE du NOUY. L'Esclave blanche. 1888. 146 X 118. Nantes, Musée des Beaux-Arts



Paul GAUGUIN. Ta Matete. 1892. 73 X 92. Bâle, Kunstmuseum


L'art de Gauguin sera donc l' « enfance retrouvée » dont parlait Baudelaire ; il en recréera la jouvence dans la diversité des arts « primitifs », à partir d'une tradition européenne forte mais venue à épuisement. Gauguin est probablement l'un des premiers artistes à pratiquer le « musée imaginaire » théorisé par Malraux. Absorbant les influences d'arts profondément étrangers à la tradition européenne, ajoutant à la fréquentation des musées et de l'Exposition universelle l'usage de la reproduction photographique (...) il institue une sorte de musée universel dans lequel toutes les traditions artistiques sont égales et libres, par artistes interposés, d'inventer de nouveaux rapports. À l'envers des musées officiels qui prennent soin d'historiser, de classer et de hiérarchiser, de distinguer entre l'art primitif et l'art civilisé, d'opposer l'art au non-art des peuples inférieurs, et c'est bien pour cela qu'ils ont besoin d'être colonisés, Gauguin invente un musée décolonisé. Que ce retournement ait eu pour condition, non seulement la colonisation et son pillage mais encore l'ouverture en Europe même de l'art aux arts et traditions populaires, ne doit pourtant pas occulter ce qu'il représente : une révolte contre le monopole européen de la représentation dans les arts et une authentique ouverture à des traditions artistiques hétérogènes, moins pour les respecter et les tenir à distance du savoir ethnologique ou de la curiosité folklorique que, ce qui vaut hommage, pour les utiliser et, pourquoi pas, les voler, ainsi que Pissarro en fit sévèrement le reproche à Gauguin, et les détourner au profit de son art. Sa dignité aura été d'emprunter à ceux-là mêmes auxquels le colonisateur prétendait tout apporter, et bien plus que de simples motifs exotiques destinés à ne rien changer d'essentiel ; et de reconnaître sa dette en la faisant prospérer dans sa peinture comme dans ses écrits.


(...)


Ce que la couleur exprime de la pensée, c’est moins le contenu en idée, le contour conceptuel, que l’intensité de la force qui pense; la vie de la pensée n’est pas tant dans ce qui est pensé que dans la façon dont on le pense, selon quelle intensité, avec quelle vitesse. Quand Gauguin parle de la couleur comme d’une conciliation du sensible et de l’intelligence, il n’a pas en vue la simple correspondance d’une matière sensible et d’une idée mais l’éclat fulgurant d’une pensée forçant ses propres limites en direction d’un infini insaisissable. »


Patrick VAUDAY. La Décolonisation du tableau. Paris, Seuil, 2006.


***


Qu’en est-il du rapport entre l’art et la politique ? Je reprends ici une réponse de Jacques Rancière : « Le propre de l’art est d’opérer un redécoupage de l’espace matériel et symbolique. Et c’est par là que l’art touche à la politique » (1).


Il n’est pas sûr qu’il y ait un propre de l’art, d’ailleurs Rancière dans d’autres textes le conteste ; mais en le définissant par un « redécoupage », il dit bien malgré tout qu’il n’y a pas d’essence de l’art, qui serait par exemple le beau par opposition à l’utile, l’être par opposition aux étants, etc. ; il n’y a pas d’essence de l’art puisque l’art est toujours intervention sur une matière première, re-présentation, re-prise, re-maniement, re-configuration d’une figure préexistante. Bref, il ne se définit pas par une essence mais par son opération, pas par ce qu’il est et serait intemporellement mais par ce qu’il fait localement dans des contextes déterminés. Il n’est pas fidélité à une essence mais trahison d’un ordre par fidélité à une situation singulière ; il est « écart », mouvement vers ce qui ne trouve pas sa place dans l’ordre institué du visible ; ce pourquoi il est foncièrement imprédictible. L’écart est à la fois déchirure, partage, division de l’espace institué et sa déformation, sa torsion/reconfiguration ; déchirure, il le dé-totalise, le dés-institue dans sa prétention à fonder un ordre naturel du visible et le rend à sa contingence historique ; déformation, il l’étire en quelque sorte pour y inclure ce qui en était exclu. Ce qui ne va pas sans reconfiguration de l’espace.

Par exemple, Gauguin. Pourquoi me suis-je intéressé à lui ? Parce qu’il contestait ce qu’on pourrait appeler l’espace grec : « la grosse erreur, c’est le Grec, si beau qu’il soit » (2).

Disant cela, Gauguin a notamment en vue le privilège accordé au dessin, à la claire délinéation des formes dans l’espace perspectif qui permet leur identification, avec pour conséquence la réduction de la couleur à une fonction secondaire d’ornement sensible. Érigée en norme picturale académisée, l’art grec de la mimésis se traduisait par un ravalement des autres formes d’art exclues dans le domaine indistinct du non-art, tout juste bon à servir de témoin des étapes sur la longue route de la civilisation. Comme le remarque Malraux à propos de la sculpture, « aux statues qui ne devaient rien à la Grèce, l’archéologie commençait » (3).

Ce qui signifie que les autres civilisations n’étaient pas des contemporains, des semblables autres mais des moments dépassés d’un développement téléologique. La métaphore archéologique doit ici recevoir tout son sens ; la coexistence dans l’espace de cultures esthétiques hétérogènes, au lieu de faire place à une pluralité des mondes et d’ouvrir à une interrogation sur les frontières de l’art, est dans le meilleur des cas retraduite selon l’axe du temps pour figurer les étapes d’un progrès. « Archéologiser » les autres formes d’art, c’était une façon de les anesthésier, de ne pas en recevoir l’effet de trouble dans le monde des formes et le rapport à l’espace ; c’était d’entrée de jeu traiter les vivants comme des morts. Ce qui fut fait avec la grande mise en scène des Expositions Universelles et des Expositions coloniales. On se souvient que Bergson critiquait la spatialisation du temps, il y aurait lieu tout autant de dénoncer le phénomène inverse, la soumission de l’espace au temps de l’histoire qui en justifie la conquête.

Avec ce dispositif temporel d’« archéologisation », on a affaire à une entreprise de ségrégation et de hiérarchisation des espaces en vue de la domination au service d’un ordre. Par rapport à ce dispositif, en quoi a consisté l’écart de Gauguin ? D’abord, sur les lieux mêmes de la colonisation de l’autre par la représentation (E. Said) dont les Expositions étaient la mise en œuvre spectaculaire, cela a consisté à égaliser les regards, voire à en inverser la hiérarchie ; supériorité de l’art persan, cambodgien et égyptien qui partent de la surface et de la ligne abstraite sur l’art grec de la mimésis. L’art n’est pas représentation, au sens d’Aristote, pour Gauguin mais « abstraction », et ce qu’il trouve dans les arts primitifs c’est un sens de la ligne abstraite qui anime les surfaces, engendre les figures et en traduit les métamorphoses. Ensuite, c’est le culte de la couleur pure qui n’est plus là pour le pittoresque et comme simple adjuvant de la représentation mais à titre de force expressive ayant sa valeur et son intensité propres. Enfin, substitution à l’espace « optique » et homogène de la représentation d’un espace « haptique » et « acoustique » à distances variables que Gauguin compare souvent au tapis. Pour résumer : la ligne abstraite, la couleur pure, l’espace de résonance.

L’œuvre de Gauguin illustre parfaitement ce que fait l’art et ce qu’il nous fait ; il nous déplace, il déplace notre regard, et ne vaut le déplacement que pour cela. Ce déplacement de l’art a à voir avec l’espace ; pas de changement de regard sans changement de place. Mais le voyage est là pour montrer qu’il ne suffit pas de se déplacer dans l’espace pour qu’opère le changement du regard. Bien des peintres contemporains de Gauguin ont fait comme lui le voyage des tropiques ou d’ailleurs sans pour autant changer de regard. Fromentin qui était un bon peintre ne changera pas sa manière de peindre qui était celle d’un artiste nourri de la leçon des maîtres flamands d’autrefois quand il se prendra d’enthousiasme pour le Maghreb ; il ne changera pas sa conception de l’espace qu’il se contentera d’acclimater au pittoresque local. C’est l’équivalent dans l’ordre de la représentation d’une annexion.

Une autre façon de concevoir le déplacement, c’est de quitter une place pour une autre, c'est-à-dire à proprement parler changer de place. Par exemple, adopter le point de vue d’un autre en se mettant à sa place, faire siens ses modes de sentir, de percevoir et de penser. Ce déplacement ne serait pas un déplacement dans l’espace mais un changement d’espaces qui resteraient indifférents l’un à l’autre. Ce serait donc l’équivalent d’une conversion, de convertere, se tourner vers. Ce serait le cas de Gauguin s’il avait complètement tourné le dos à la tradition picturale européenne pour adopter les pratiques ancestrales des Maoris ; ce qui n’est pas le cas.

Ce qu’il fait est plus complexe ; au contact de traditions artistiques hétérogènes, il se déplace dans son propre espace, pour devenir, pour parler comme Deleuze, étranger à son propre espace. Ce déplacement ne consiste ni à rester sur place, ni à changer de place, ce n’est ni une annexion ni une conversion ; il consiste, selon l’étonnante expression de Deleuze, en un « voyage sur place », c’est donc une transformation.

Je cite Deleuze et Guattari : « ce qui distingue les voyages, ce n’est ni la qualité objective des lieux, ni la quantité mesurable de mouvement – ni quelque chose qui serait seulement dans l’esprit – mais le mode de spatialisation, la manière d’être dans l’espace, d’être à l’espace » (4).

Patrick VAUDAY. « L'Art, une politique de l'espace ». 2007

(1) Jacques Rancière. Malaise dans l’esthétique. Paris, Galilée, 2004, p. 37.
(2) Paul Gauguin. Oviri. Écrits d’un sauvage, choisis et présentés par Daniel Guérin. Paris, Gallimard, Folio, 1989, p. 156.
(3) André Malraux, Le Musée imaginaire (1965). Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 59.
(4) Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mille plateaux. Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 645.



***

« La peinture orientaliste a-t-elle été une fenêtre ouverte sur le monde oriental ou un simple trompe-l'œil destiné à donner un semblant d'incarnation aux rêves occidentaux sur l'Orient ? » (1)


Patrick Vauday (2) propose sur ce thème une réflexion qui éclaire l'arrière-plan et les ressorts mis en œuvre ; pour ce faire il explore et compare les parcours de trois peintres (3) qui, au XIXe siècle, ont cherché hors d'Europe les voies et les moyens d'un renouvellement — motifs, techniques et, au-delà, pourquoi pas ? une révolution du regard (4). Or le XIXe siècle est marqué par la généralisation de l'entreprise coloniale ; celle-ci aurait-elle contaminé la démarche des peintres en quête d'ailleurs ?


Le soupçon n'a pas manqué d'être formulé à l'encontre de Gauguin : Bengt Danielsson (5) le premier a dressé le portrait d'un artiste moins révolté que serviteur de la France colonisatrice. Patrick Vauday conteste fermement ce jugement ; opposant l'analyse d'un philosophe de l'image au prétendu constat de l'historien il inverse la perspective : « on peut parler à propos de son œuvre de " décolonisation " de l'espace représentatif occidental » (6).


(1) Patrick Vauday, « Introduction », La Décolonisation du tableau, pp. 8-9
(2) Patrick Vauday est maître de conférence en philosophie à l'université Paris 9-Dauphine et directeur de programme au Collège international de philosophie. Ses travaux portent essentiellement sur l'esthétique et la politique des images. Il est notamment l'auteur de La Matière des images (L'Harmattan, 2001) et de La Peinture et l'image (Pleins Feux, 2002).
(3) Delacroix (Algérie), Gauguin (Polynésie), Monet (Japon).
(4) « Introduction », p. 8
(5) Bengt Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Papeete, Éditions du Pacifique, 1975