mardi 23 septembre 2008

Paul GAUGUIN (1848-1903) II

Jules-Jean-Antoine LECOMTE du NOUY. L'Esclave blanche. 1888. 146 X 118. Nantes, Musée des Beaux-Arts



Paul GAUGUIN. Ta Matete. 1892. 73 X 92. Bâle, Kunstmuseum


L'art de Gauguin sera donc l' « enfance retrouvée » dont parlait Baudelaire ; il en recréera la jouvence dans la diversité des arts « primitifs », à partir d'une tradition européenne forte mais venue à épuisement. Gauguin est probablement l'un des premiers artistes à pratiquer le « musée imaginaire » théorisé par Malraux. Absorbant les influences d'arts profondément étrangers à la tradition européenne, ajoutant à la fréquentation des musées et de l'Exposition universelle l'usage de la reproduction photographique (...) il institue une sorte de musée universel dans lequel toutes les traditions artistiques sont égales et libres, par artistes interposés, d'inventer de nouveaux rapports. À l'envers des musées officiels qui prennent soin d'historiser, de classer et de hiérarchiser, de distinguer entre l'art primitif et l'art civilisé, d'opposer l'art au non-art des peuples inférieurs, et c'est bien pour cela qu'ils ont besoin d'être colonisés, Gauguin invente un musée décolonisé. Que ce retournement ait eu pour condition, non seulement la colonisation et son pillage mais encore l'ouverture en Europe même de l'art aux arts et traditions populaires, ne doit pourtant pas occulter ce qu'il représente : une révolte contre le monopole européen de la représentation dans les arts et une authentique ouverture à des traditions artistiques hétérogènes, moins pour les respecter et les tenir à distance du savoir ethnologique ou de la curiosité folklorique que, ce qui vaut hommage, pour les utiliser et, pourquoi pas, les voler, ainsi que Pissarro en fit sévèrement le reproche à Gauguin, et les détourner au profit de son art. Sa dignité aura été d'emprunter à ceux-là mêmes auxquels le colonisateur prétendait tout apporter, et bien plus que de simples motifs exotiques destinés à ne rien changer d'essentiel ; et de reconnaître sa dette en la faisant prospérer dans sa peinture comme dans ses écrits.


(...)


Ce que la couleur exprime de la pensée, c’est moins le contenu en idée, le contour conceptuel, que l’intensité de la force qui pense; la vie de la pensée n’est pas tant dans ce qui est pensé que dans la façon dont on le pense, selon quelle intensité, avec quelle vitesse. Quand Gauguin parle de la couleur comme d’une conciliation du sensible et de l’intelligence, il n’a pas en vue la simple correspondance d’une matière sensible et d’une idée mais l’éclat fulgurant d’une pensée forçant ses propres limites en direction d’un infini insaisissable. »


Patrick VAUDAY. La Décolonisation du tableau. Paris, Seuil, 2006.


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Qu’en est-il du rapport entre l’art et la politique ? Je reprends ici une réponse de Jacques Rancière : « Le propre de l’art est d’opérer un redécoupage de l’espace matériel et symbolique. Et c’est par là que l’art touche à la politique » (1).


Il n’est pas sûr qu’il y ait un propre de l’art, d’ailleurs Rancière dans d’autres textes le conteste ; mais en le définissant par un « redécoupage », il dit bien malgré tout qu’il n’y a pas d’essence de l’art, qui serait par exemple le beau par opposition à l’utile, l’être par opposition aux étants, etc. ; il n’y a pas d’essence de l’art puisque l’art est toujours intervention sur une matière première, re-présentation, re-prise, re-maniement, re-configuration d’une figure préexistante. Bref, il ne se définit pas par une essence mais par son opération, pas par ce qu’il est et serait intemporellement mais par ce qu’il fait localement dans des contextes déterminés. Il n’est pas fidélité à une essence mais trahison d’un ordre par fidélité à une situation singulière ; il est « écart », mouvement vers ce qui ne trouve pas sa place dans l’ordre institué du visible ; ce pourquoi il est foncièrement imprédictible. L’écart est à la fois déchirure, partage, division de l’espace institué et sa déformation, sa torsion/reconfiguration ; déchirure, il le dé-totalise, le dés-institue dans sa prétention à fonder un ordre naturel du visible et le rend à sa contingence historique ; déformation, il l’étire en quelque sorte pour y inclure ce qui en était exclu. Ce qui ne va pas sans reconfiguration de l’espace.

Par exemple, Gauguin. Pourquoi me suis-je intéressé à lui ? Parce qu’il contestait ce qu’on pourrait appeler l’espace grec : « la grosse erreur, c’est le Grec, si beau qu’il soit » (2).

Disant cela, Gauguin a notamment en vue le privilège accordé au dessin, à la claire délinéation des formes dans l’espace perspectif qui permet leur identification, avec pour conséquence la réduction de la couleur à une fonction secondaire d’ornement sensible. Érigée en norme picturale académisée, l’art grec de la mimésis se traduisait par un ravalement des autres formes d’art exclues dans le domaine indistinct du non-art, tout juste bon à servir de témoin des étapes sur la longue route de la civilisation. Comme le remarque Malraux à propos de la sculpture, « aux statues qui ne devaient rien à la Grèce, l’archéologie commençait » (3).

Ce qui signifie que les autres civilisations n’étaient pas des contemporains, des semblables autres mais des moments dépassés d’un développement téléologique. La métaphore archéologique doit ici recevoir tout son sens ; la coexistence dans l’espace de cultures esthétiques hétérogènes, au lieu de faire place à une pluralité des mondes et d’ouvrir à une interrogation sur les frontières de l’art, est dans le meilleur des cas retraduite selon l’axe du temps pour figurer les étapes d’un progrès. « Archéologiser » les autres formes d’art, c’était une façon de les anesthésier, de ne pas en recevoir l’effet de trouble dans le monde des formes et le rapport à l’espace ; c’était d’entrée de jeu traiter les vivants comme des morts. Ce qui fut fait avec la grande mise en scène des Expositions Universelles et des Expositions coloniales. On se souvient que Bergson critiquait la spatialisation du temps, il y aurait lieu tout autant de dénoncer le phénomène inverse, la soumission de l’espace au temps de l’histoire qui en justifie la conquête.

Avec ce dispositif temporel d’« archéologisation », on a affaire à une entreprise de ségrégation et de hiérarchisation des espaces en vue de la domination au service d’un ordre. Par rapport à ce dispositif, en quoi a consisté l’écart de Gauguin ? D’abord, sur les lieux mêmes de la colonisation de l’autre par la représentation (E. Said) dont les Expositions étaient la mise en œuvre spectaculaire, cela a consisté à égaliser les regards, voire à en inverser la hiérarchie ; supériorité de l’art persan, cambodgien et égyptien qui partent de la surface et de la ligne abstraite sur l’art grec de la mimésis. L’art n’est pas représentation, au sens d’Aristote, pour Gauguin mais « abstraction », et ce qu’il trouve dans les arts primitifs c’est un sens de la ligne abstraite qui anime les surfaces, engendre les figures et en traduit les métamorphoses. Ensuite, c’est le culte de la couleur pure qui n’est plus là pour le pittoresque et comme simple adjuvant de la représentation mais à titre de force expressive ayant sa valeur et son intensité propres. Enfin, substitution à l’espace « optique » et homogène de la représentation d’un espace « haptique » et « acoustique » à distances variables que Gauguin compare souvent au tapis. Pour résumer : la ligne abstraite, la couleur pure, l’espace de résonance.

L’œuvre de Gauguin illustre parfaitement ce que fait l’art et ce qu’il nous fait ; il nous déplace, il déplace notre regard, et ne vaut le déplacement que pour cela. Ce déplacement de l’art a à voir avec l’espace ; pas de changement de regard sans changement de place. Mais le voyage est là pour montrer qu’il ne suffit pas de se déplacer dans l’espace pour qu’opère le changement du regard. Bien des peintres contemporains de Gauguin ont fait comme lui le voyage des tropiques ou d’ailleurs sans pour autant changer de regard. Fromentin qui était un bon peintre ne changera pas sa manière de peindre qui était celle d’un artiste nourri de la leçon des maîtres flamands d’autrefois quand il se prendra d’enthousiasme pour le Maghreb ; il ne changera pas sa conception de l’espace qu’il se contentera d’acclimater au pittoresque local. C’est l’équivalent dans l’ordre de la représentation d’une annexion.

Une autre façon de concevoir le déplacement, c’est de quitter une place pour une autre, c'est-à-dire à proprement parler changer de place. Par exemple, adopter le point de vue d’un autre en se mettant à sa place, faire siens ses modes de sentir, de percevoir et de penser. Ce déplacement ne serait pas un déplacement dans l’espace mais un changement d’espaces qui resteraient indifférents l’un à l’autre. Ce serait donc l’équivalent d’une conversion, de convertere, se tourner vers. Ce serait le cas de Gauguin s’il avait complètement tourné le dos à la tradition picturale européenne pour adopter les pratiques ancestrales des Maoris ; ce qui n’est pas le cas.

Ce qu’il fait est plus complexe ; au contact de traditions artistiques hétérogènes, il se déplace dans son propre espace, pour devenir, pour parler comme Deleuze, étranger à son propre espace. Ce déplacement ne consiste ni à rester sur place, ni à changer de place, ce n’est ni une annexion ni une conversion ; il consiste, selon l’étonnante expression de Deleuze, en un « voyage sur place », c’est donc une transformation.

Je cite Deleuze et Guattari : « ce qui distingue les voyages, ce n’est ni la qualité objective des lieux, ni la quantité mesurable de mouvement – ni quelque chose qui serait seulement dans l’esprit – mais le mode de spatialisation, la manière d’être dans l’espace, d’être à l’espace » (4).

Patrick VAUDAY. « L'Art, une politique de l'espace ». 2007

(1) Jacques Rancière. Malaise dans l’esthétique. Paris, Galilée, 2004, p. 37.
(2) Paul Gauguin. Oviri. Écrits d’un sauvage, choisis et présentés par Daniel Guérin. Paris, Gallimard, Folio, 1989, p. 156.
(3) André Malraux, Le Musée imaginaire (1965). Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 59.
(4) Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mille plateaux. Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 645.



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« La peinture orientaliste a-t-elle été une fenêtre ouverte sur le monde oriental ou un simple trompe-l'œil destiné à donner un semblant d'incarnation aux rêves occidentaux sur l'Orient ? » (1)


Patrick Vauday (2) propose sur ce thème une réflexion qui éclaire l'arrière-plan et les ressorts mis en œuvre ; pour ce faire il explore et compare les parcours de trois peintres (3) qui, au XIXe siècle, ont cherché hors d'Europe les voies et les moyens d'un renouvellement — motifs, techniques et, au-delà, pourquoi pas ? une révolution du regard (4). Or le XIXe siècle est marqué par la généralisation de l'entreprise coloniale ; celle-ci aurait-elle contaminé la démarche des peintres en quête d'ailleurs ?


Le soupçon n'a pas manqué d'être formulé à l'encontre de Gauguin : Bengt Danielsson (5) le premier a dressé le portrait d'un artiste moins révolté que serviteur de la France colonisatrice. Patrick Vauday conteste fermement ce jugement ; opposant l'analyse d'un philosophe de l'image au prétendu constat de l'historien il inverse la perspective : « on peut parler à propos de son œuvre de " décolonisation " de l'espace représentatif occidental » (6).


(1) Patrick Vauday, « Introduction », La Décolonisation du tableau, pp. 8-9
(2) Patrick Vauday est maître de conférence en philosophie à l'université Paris 9-Dauphine et directeur de programme au Collège international de philosophie. Ses travaux portent essentiellement sur l'esthétique et la politique des images. Il est notamment l'auteur de La Matière des images (L'Harmattan, 2001) et de La Peinture et l'image (Pleins Feux, 2002).
(3) Delacroix (Algérie), Gauguin (Polynésie), Monet (Japon).
(4) « Introduction », p. 8
(5) Bengt Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Papeete, Éditions du Pacifique, 1975