dimanche 13 avril 2008

FORTUNE HISTORIQUE DE LA BOURGEOISIE

Umberto BOCCIONI, Usines à Porta Romana, 1908, 75 X 145, Milan, Collection particulière



La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé l'extase religieuse, l'enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation, voilées par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions jusque là réputées vénérables et vénérées. Du médecin, du juriste, du prêtre, du poète, du savant, elle a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent.La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au Moyen Âge, si admirée de la réaction, trouve son complément naturel dans la plus crasse paresse. C'est elle qui, la première, a prouvé ce que peut accomplir l'activité humaine : elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a conduit bien d'autres expéditions que les antiques migrations de peuples et les croisades.

La bourgeoisie n'existe qu'à la condition de révolutionner constamment les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux. La conservation de l'ancien mode de production était, au contraire, la première condition d'existence de toutes les classes industrielles antérieures. Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d'idées admises et vénérées, se dissolvent ; celles qui les remplacent deviennent surannées avant de se cristalliser. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ; et les hommes sont forcés, enfin, d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux dégrisés.

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, créer partout des moyens de communication.

Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales sont détruites ou sur le point de l'être. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans tous les coins du globe.

A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées les plus lointaines et des climats les plus divers. A la place de l'ancien isolement des nations se suffisant à elles-mêmes, se développe un trafic universel, une interdépendance des nations. Et ce qui est vrai pour la production matérielle s'applique à la production intellectuelle. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; des nombreuses littératures nationales et locales se forme une littérature universelle.

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et fait capituler les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode de production bourgeois ; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle modèle le monde à son image.

Karl MARX & Friedrich ENGELS, MANIFESTE COMMUNISTE, 1848