samedi 20 septembre 2008

Stéphane MALLARMÉ (Jules HURET, « Enquête sur l'évolution littéraire : Stéphane Mallarmé », 1891

Paul GAUGUIN. Stéphane Mallarmé. Gravure. 1891



Il était utile, avant de passer à l'étude des formules consacrées, d'entendre les vœux et les théories d'art de ceux qui sont encore discutés, de ceux qui prétendent à la conquète de l'avenir et qui se présentent eux-mêmes comme les vainquers de demain. A ce moment de mon enquête, il m'a semblé nécessaire de donner la parole aux symbolistes-décadents, trop connus de nos lecteurs pour qu'il soit utile de les leur présenter.


J'ai commencé par les Précurseurs.



M. STÉPHANE MALLARMÉ



L'un des littérateurs les plus généralement aimés du monde des lettres, avec Catulle Mendès. Taille moyenne, barbe grisonnante, taillée en pointe, un grand nez droit, des oreilles longues et pointues de satyre, des yeux largement fendus, brillant d'un éclat extraordinaire, une singulière expression de finesse tempérée par un grand air de bonté. Quand il parle, le geste accompagne toujours la parole, un geste nombreux, plein de grâce, de précision, d'éloquence; la voix traîne un peu sur les fins de mots en s'adoucissant graduellement : un charme puissant se dégage de l'homme, en qui l'on devine un immarcessible orgueil, planant au-dessus de tout, un orgueil de dieu ou d'illuminé devant lequel il faut tout de suite intérieurement s'incliner, – quand on l'a compris.


– Nous assistons, en ce moment, à un spectacle vraiment extraordinaire, unique, dans toute l'histoire de la poésie : chaque poète allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu'il lui plaît ; pour la première fois, depuis le commencement, les poètes ne chantent plus au lutrin. Jusqu'ici, n'est-ce pas, il fallait, pour s'accompagner, les grandes orgues du mètre officiel. Eh bien, on en a trop joué, et on s'en est lassé. En mourant, le grand Hugo, j'en suis bien sûr, était persuadé qu'il avait enterré toute poésie pour un siècle ; et, pourtant, Paul Verlaine avait déjà écrit Sagesse ; on peut pardonner cette illusion à celui qui a tant accompli de miracles, mais il comptait sans l'éternel instinct, la perpétuelle et inéluctable poussée lyrique. Surtout, il lui manquait cette notion indubitable : que, dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d'art stable, d'art définitif. De cette organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l'inquiétude des esprits, naît l'inexpliqué besoin d'individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct.


Plus immédiatement, ce qui explique les récentes innovations, c'est qu'on a compris que l'ancienne forme du vers était non pas la forme absolue, unique et immuable, mais un moyen de faire à coup sûr de bons vers. On dit aux enfants : "Ne volez pas, vous serez honnêtes!" C'est vrai, mais ce n'est pas tout ; en dehors des préceptes consacrés, est-il possible de faire de la poésie ? On a pensé que oui et je crois qu'on a eu raison. Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les affiches et à la quatrième page des journaux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelquefois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet, et puis des vers plus ou moins serrés, plus ou moins diffus. Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification.


Je vous ai dit tout à l'heure que si on en est arrivé au vers actuel, c'est surtout qu'on est las du vers officiel ; ses partisans mêmes partagent cette lassitude. N'est-ce pas quelque chose de très anormal qu'en ouvrant n'importe quel livre de poésie on soit sûr de trouver d'un bout à l'autre, des rythmes uniformes et convenus là où l'on prétend, au contraire, nous intéresser à l'essentielle variété des sentiments humains ! Où est l'inspiration, où est l'imprévu, et quelle fatigue ! Le vers officiel ne doit servir que dans des moments de crise de l'âme ; les poètes actuels l'ont bien compris ; avec un sentiment de réserve très délicat, ils ont erré autour, en ont approché avec une singulière timidité, on dirait quelque effroi, et, au lieu d'en faire leur principe et leur point de départ, tout à coup l'ont fait surgir comme le couronnement du poème ou de la période !


D'ailleurs, en musique, la même transformation s'est produite : aux mélodies d'autrefois très dessinées succède une infinité de mélodies brisées qui enrichissent le tissu sans qu'on sente la cadence aussi fortement marquée.


– C'est bien de là, – demandai-je – qu'est venue la scission ?


– Mais oui. Les Parnassiens, amoureux du vers très strict, beau par lui-même, n'ont pas vu qu'il n'y avait là qu'un effort complétant le leur ; effort qui avait en même temps cet avantage de créer une sorte d'interrègne du grand vers harassé et qui demandait grâce. Car il faut qu'on sache que les essais des derniers venus ne tendent pas à supprimer le grand vers ; ils tendent à mettre plus d'air dans le poème, à créer une sorte de fluidité, de mobilité entre les vers de grand jet, qui leur manquait un peu jusqu'ici. On entend tout d'un coup dans les orchestres de très beaux éclats de cuivre ; mais on sent très bien que s'il n'y avait que cela, on s'en fatiguerait vite. Les jeunes espacent ces grands traits pour ne les faire apparaître qu'au moment où ils doivent produire l'effet total : c'est ainsi que l'alexandrin, que personne n'a inventé et qui a jailli tout seul de l'instrument de la langue, au lieu de demeurer maniaque et sédentaire comme à présent, sera désormais plus libre, plus imprévu, plus aéré ; il prendra la valeur de n'être employé que dans les mouvements graves de l'âme. Et le volume de la poésie future sera celui à travers lequel courra le grand vers initial avec une infinité de motifs empruntés à l'ouïe individuelle.


Il y a donc scission par inconscience de part et d'autre que les efforts peuvent se rejoindre plutôt qu'ils ne se détruisent. Car, si, d'un côté, les Parnassiens ont été, en effet, les absolus serviteurs du vers, y sacrifiant jusqu'à leur personnalité, les jeunes gens ont tiré directement leur instinct des musiques, comme s'il n'y avait rien eu auparavant ; mais ils ne font qu'espacer le raidissement, la constriction parnassienne, et, selon moi, les deux efforts peuvent se compléter.
Ces opinions ne m'empêchent pas de croire, personnellement, qu'avec la merveilleuse science du vers, l'art suprême des coupes, que possèdent des maîtres comme Banville, l'alexandrin peut arriver à une variété infinie, suivre tous les mouvements de passion possible : le Forgeron de Banville, par exemple, a des alexandrins interminables, et d'autres, au contraire, d'une invraisemblable concision. Seulement, cet instrument si parfait, et dont on a peut-être un peu trop usé, il n'était pas mauvais qu'il se reposât, vraiment.


– Voilà pour la forme, dis-je à M. Stéphane Mallarmé. Et le fond ?


– Je crois, me répondit-il, que, quant au fond, les jeunes sont plus près de l'idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense qu'il faut, au contraire, qu'il n'y ait qu'allusion. La contemplation des objets, l'image s'envolant des rêveries suscitées par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montrent ; par là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie délicieuse de croire qu'ils créent. Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve.


C'est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbolisme : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d'âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d'âme, par une série de déchiffrements.


– Nous approchons ici, dis-je au maître, d'une grosse objection que j'avais à vous faire... L'obscurité !


– C'est, en effet, également dangereux, me répond-il, soit que l'obscurité vienne de l'insuffisance du lecteur, ou de celle du poète... mais c'est tricher que d'éluder ce travail. Que si un être d'une intelligence moyenne, et d'une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place. Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c'est le but de la littérature, – il n'y en a pas d'autres, – d'évoquer les objets.


– C'est vous, maître, demandai-je, – qui avez créé le mouvement nouveau ?


– J'abomine les écoles, dit-il, et tout ce qui y ressemble ; je répugne à tout ce qui est professoral appliqué à la littérature qui, elle, au contraire, est tout à fait individuelle. Pour moi, le cas d'un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c'est le cas d'un homme qui s'isole pour sculpter son propre tombeau. Ce qui m'a donné l'attitude de chef d'école, c'est, d'abord, que je me suis toujours intéressé aux idées des jeunes gens ; c'est ensuite, sans doute, ma sincérité à reconnaître ce qu'il y avait de nouveau dans l'apport des derniers venus. Car moi, au fond, je suis un solitaire, je crois que la poésie est faite pour le faste et les pompes suprêmes d'une société consitutée où aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. L'attitude du poète dans une époque comme celle-ci, où il est en grève contre la société, est de mettre de côté tous les moyens viciés qui peuvent s'offrir à lui. Tout ce qu'on peut lui proposer est inférieur à sa conception et à son travail secret.

Je demande à M. Mallarmé quelle place revient à Verlaine dans l'histoire du mouvement poétique.


– C'est lui le premier qui a réagi contre l'impeccabilité et l'impassibilité parnassiennes ; il a apporté, dans Sagesse, son vers fluide, avec, déjà, des dissonances voulues. Plus tard, vers 1875, mon Après-midi d'un faune, à part quelques amis, comme Mendès et Dierx, fit hurler le Parnasse tout entier, et le morceau fut refusé avec un grand ensemble. J'y essayais, en effet, de mettre, à côté de l'alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu courant pianoté autour, comme qui dirait d'un accompagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de ne sortir que dans les grandes occasions. Mais le père, le vrai père de tous les Jeunes, c'est Verlaine, le magnifique Verlaine dont je trouve l'attitude comme homme aussi belle vraiment que comme écrivain, parce que c'est la seule, dans une époque où le poète est hors la loi, qui peut faire accepter toutes les douleurs avec une telle hauteur et une aussi superbe crânerie.


– Que pensez-vous de la fin du naturalisme ?


– L'enfantillage de la littérature jusqu'ici a été de croire, par exemple, que choisir un certain nombre de pierres précieuses et en mettre les noms sur le papier, même très bien, c'était faire des pierres précieuses. Eh bien, non ! La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l'âme humaine des états, des lueurs d'une pureté si absolue que, bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l'homme : là, il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c'est, en somme, la seule création humaine possible. Et si, véritablement, les pierres précieuses dont on se pare ne manifestent pas un état d'âme, c'est indûment qu'on s'en pare... La femme, par exemple, cette éternelle voleuse...


Et tenez, ajoute mon interlocuteur en riant à moitié, ce qu'il y a d'admirable dans les magasins de nouveautés, c'est de nous avoir révélé, par le commissaire de police, que la femme se parait indûment de ce dont elle ne savait pas le sens caché, et qui ne lui appartient par conséquent pas...


Pour en revenir au naturalisme, il me paraît qu'il faut entendre par là la littérature d'Émile Zola, et que le mot mourra en effet, quand Zola aura achevé son œuvre. J'ai une grande admiration pour Zola. Il a fait moins, à vrai dire, de véritable littérature que de l'art évocatoire, en se servant, le moins qu'il est possible, des éléments littéraires ; il a pris les mots, c'est vrai, mais c'est tout ; le reste provient de sa merveilleuse organisation et se répercute tout de suite dans l'esprit de la foule. Il a vraiment des qualités puissantes ; son sens inouï de la vie, ses mouvements de foule, la peau de Nana, dont nous avons tous caressé le grain, tout cela peint en de prodigieux lavis, c'est l'œuvre d'une organisation vraiment admirable ! Mais la littérature a quelque chose de plus intellectuel que cela : les choses existent, nous n'avons pas à les créer ; nous n'avons qu'à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les .


– Connaissez-vous les psychologues ?


– Un peu. Il me semble qu'après les grandes œuvres de Flaubert, des Goncourt, et de Zola, qui sont des sortes de poèmes, on en est revenu aujourd'hui au vieux goût français du siècle dernier, beaucoup plus humble et modeste, qui consiste non à prendre à la peinture ses moyens pour montrer la forme extérieure des choses, mais à disséquer les motifs de l'âme humaine. Mais il y a, entre cela et la poésie, la même différence qu'il y a entre un corset et une belle gorge...

Je demandai, avant de partir, à M. Mallarmé, les noms de ceux qui représentent selon lui, l'évolution poétique actuelle.


– Les jeunes gens, me répondit-il, qui me semblent avoir fait œuvre de maîtrise, c'est-à-dire œuvre originale, ne se rattachant à rien d'antérieur, c'est Morice, Moréas, un délicieux chanteur, et, surtout, celui qui a donné jusqu'ici le plus fort coup d'épaule, Henri de Régnier, qui, comme de Vigny, vit là-bas, un peu loin, dans la retraite et le silence, et devant qui je m'incline avec admiration. Son dernier livre : Poèmes anciens et romanesques, est un pur chef-d'œuvre.

– Au fond, voyez-vous, me dit le maître en me serrant la main, le monde est fait pour aboutir à un beau livre.

P.-S. – J'ai rencontré M. Stéphane Mallarmé, qui s'est étonné de n'avoir pas vu figurer les noms de MM. Viélé-Griffin et Gustave Kahn dans le compte rendu de mon entretien avec lui : "Ce sont, m'a-t-il dit, deux des principaux poètes qui ont contribué au mouvement symbolique et que je vous avais désignés à dessein."


Je dois avouer que ces deux noms étaient, en effet, restés dans mon encrier, et je suis très heureux de saisir l'occasion qui se présente à moi de les remettre à la place qui leur appartient.


Jules HURET. « Enquête sur l'évolution littéraire : Stéphane MALLARMÉ ». L'Écho de Paris. Journal littéraire et politique du matin. 14 mars 1891