dimanche 30 mars 2008
FONDATION ET MANIFESTE DU FUTURISME (11 février 1909)
FONDATION ET MANIFESTE DU FUTURISME (11 février 1909)
Nous avions veillé toute la nuit, mes amis et moi, sous des lampes de mosquée dont les coupoles de cuivre aussi ajourées que notre âme avaient pourtant des coeurs électriques. Et tout en piétinant notre native paresse sur d'opulents tapis persans, nous avions discuté aux frontières extrêmes de la logique et griffé le papier de démentes écritures.
Un immense orgueil gonflait nos poitrines, à nous sentir debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l'armée des étoiles ennemies, qui campent dans leurs bivouacs célestes. Seuls avec les mécaniciens dans les infernales chaufferies des grands navires, seuls avec les noirs fantômes qui fourragent dans le ventre rouge des locomotives affolées, seuls avec les ivrognes battant des ailes contre les murs !
Et nous voilà brusquement distraits par le roulement des énormes tramways à double étage, qui passent sursautants, bariolés de lumières, tels les hameaux en fête que le Pô débordé ébranle tout à coup et déracine, pour les entraîner, sur les cascades et les remous d'un déluge, jusqu'à la mer.
Puis le silence s'aggrava. Comme nous écoutions la prière exténuée du vieux canal et crisser les os des palais moribonds dans leur barbe de verdure, soudain rugirent sous nos fenêtres les automobiles affamées.
- Allons, dis-je, mes amis ! Partons ! Enfin la Mythologie et l'Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! - Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !... Partons ! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !... Rien n'égale la splendeur de son épée rouge qui s'escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires.
Nous nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter leur poitrail. Je m'allongeai sur la mienne comme un cadavre dans sa bière, mais je ressuscitai soudain sous le volant - couperet de guillotine - qui menaçait mon estomac.
Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Çà et là, des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques.
- Le flair, criai-je, le flair suffit aux fauves !...
Et nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le vaste ciel mauve, palpable et vivant.
Et pourtant nous n'avions pas de Maîtresse idéale dressant sa taille jusqu'aux nuages, ni de Reine cruelle à qui offrir nos cadavres tordus en bagues byzantines !... Rien pour mourir si ce n'est le désir de nous débarrasser enfin de notre trop pesant courage !
Nous allions écrasant sur le seuil des maisons les chiens de garde, qui s'aplatissaient arrondis sous nos pneus brûlants, comme un faux-col sous un fer à repasser.
La Mort amadouée me devançait à chaque virage pour m'offrir gentiment la patte, et tour à tour se couchait au ras de terre avec un bruit de mâchoires stridentes en me coulant des regards veloutés du fond des flaques.
- Sortons de la Sagesse comme d'une gangue hideuse et entrons, comme des fruits pimentés d'orgueil, dans la bouche immense et torse du vent !...
Donnons-nous à manger à l'Inconnu, non par désespoir, mais simplement pour enrichir les insondables réservoirs de l'Absurde !
Comme j'avais dit ces mots, je virai brusquement sur moi-même avec l'ivresse folle des caniches qui se mordent la queue, et voilà tout à coup que deux cyclistes me désapprouvèrent, titubant devant moi ainsi que deux raisonnements persuasifs et pourtant contradictoires. Leur ondoiement stupide discutait sur mon terrain... Quel ennui! Pouah !... Je coupai court, et par dégoût, je me flanquai - vlan! - cul par-dessus tête, dans un fossé...
Oh ! maternel fossé, à moitié plein d'une eau vaseuse ! Fossé d'usine ! J'ai savouré à pleine bouche ta boue fortifiante qui me rappelle la sainte mamelle noire de ma nourrice soudanaise !
Comme je dressai mon corps, fangeuse et malodorante vadrouille, je sentis le fer rouge de la joie me percer délicieusement le coeur.
Une foule de pêcheurs à la ligne et de naturalistes podagres s'était ameutée d'épouvante autour du prodige. D'une âme patiente et tatillonne, ils élevèrent très haut d'énormes éperviers de fer, pour pêcher mon automobile, pareille à un grand requin embourbé. Elle émergea lentement en abandonnant dans le fossé, telles des écailles, sa lourde carrosserie de bon sens et son capitonnage de confort.
On le croyait mort, mon bon requin, mais je le réveillai d'une seule caresse sur son dos tout-puissant, et le voilà ressuscité, courant à toute vitesse sur ses nageoires.
Alors, le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pêcheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictâmes nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre :
MANIFESTE DU FUTURISME
1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.
2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace, et la révolte.
3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'oeuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme.
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'Impossible ? Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente.
9. Nous voulons glorifier la guerre - seule hygiène du monde -, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.
10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l'horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.
C'est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd'hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs, d'archéologues, de cicérones et d'antiquaires.
L'Italie a été trop longtemps le grand marché des brocanteurs. Nous voulons le débarrasser des musées innombrables qui la couvrent d'innombrables cimetières.
Musées, cimetières !... Identiques vraiment dans leur sinistre coudoiement de corps qui ne se connaissent pas. Dortoirs publics où l'on dort à jamais côte à côte avec des êtres haïs ou inconnus. Férocité réciproque des peintres et des sculpteurs s'entre-tuant à coups de lignes et de couleurs dans le même musée.
Qu'on y fasse une visite chaque année comme on va voir ses morts une fois par an... Nous pouvons bien l'admettre !... Qu'on dépose même des fleurs une fois par an aux pieds de la Joconde, nous le concevons!... Mais que l'on aille promener quotidiennement dans les musées nos tristesses, nos courages fragiles et notre inquiétude, nous ne l'admettons pas!... Voulez-vous donc vous empoisonner ? Voulez-vous donc pourrir ?
Que peut-on bien trouver dans un vieux tableau si ce n'est la contorsion pénible de l'artiste s'efforçant de briser les barrières infranchissables à son désir d'exprimer entièrement son rêve ?
Admirer un vieux tableau c'est verser notre sensibilité dans une urne funéraire, au lieu de la lancer en avant par jets violents de création et d'action. Voulez-vous donc gâcher ainsi vos meilleures forces dans une admiration inutile du passé, dont vous sortez forcément épuisés, amoindris, piétinés ?
En vérité la fréquentation quotidienne des musées, des bibliothèques et des académies (ces cimetières d'efforts perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d'élans brisés !...) est pour les artistes ce qu'est la tutelle prolongée des parents pour de jeunes gens intelligents, ivres de leur talent et de leur volonté ambitieuse.
Pour des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe encore. C'est peut-être un baume à leurs blessures que l'admirable passé, du moment que l'avenir leur est interdit... Mais nous n'en voulons pas, nous, les jeunes, les forts et les vivants futuristes !
Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbonisés !... Les voici! Les voici !... Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées !... Oh! qu'elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses ! A vous les pioches et les marteaux ! Sapez les fondements des villes vénérables !
Les plus âgés d'entre nous ont trente ans ; nous avons donc au moins dix ans pour accomplir notre tâche. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles !... Ils viendront contre nous de très loin, de partout, en bondissant sur la cadence légère de leurs premiers poèmes, griffant l'air de leurs doigts crochus, et humant, aux portes des académies, la bonne odeur de nos esprits pourrissants, déjà promis aux catacombes des bibliothèques.
Mais nous ne serons pas là. Ils nous trouveront enfin, par une nuit d'hiver, en pleine campagne, sous un triste hangar pianoté par la pluie monotone, accroupis près de nos aéroplanes trépidants, en train de chauffer nos mains sur le misérable feu que feront nos livres d'aujourd'hui flambant gaiement sous le vol étincelant de leurs images.
Ils s'ameuteront autour de nous, haletants d'angoisse et de dépit, et tous exaspérés par notre fier courage infatigable s'élanceront pour nous tuer, avec d'autant plus de haine que leur coeur sera ivre d'amour et d'admiration pour nous. Et la forte et saine Injustice éclatera radieusement dans leurs yeux. Car l'art ne peut être que violence, cruauté et injustice.
Les plus âgés d'entre nous ont trente ans, et pourtant nous avons déjà gaspillé des trésors, des trésors de force, d'amour, de courage et d'âpre volonté, à la hâte, en délire, sans compter, à tour de bras, à perdre haleine.
Regardez-nous ! Nous ne sommes pas essoufflés... Notre coeur n'a pas la moindre fatigue! Car il s'est nourri de feu, de haine et de vitesse !... Ça vous étonne ! C'est que vous ne vous souvenez même pas d'avoir vécu ! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles !
Vos objections ? Assez ! Assez ! Je les connais ! C'est entendu ! Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence nous affirme. - Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. - Peut-être ! Soit !... Qu'importe ?... Mais nous ne voulons pas entendre ! Gardez-vous de répéter ces mêmes mots infâmes ! Levez plutôt la tête !
Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles !
F.T. Marinetti
Directeur de Poesia
Milan - Via Senato, 2
Publié par Le Figaro, le 20 février 1909 et dans Poesia, no 1-2, février-mars 1909.
DU CUBISME « CÉZANNIEN » AU CUBISME ANALYTIQUE I (1907-1909)
Georges BRAQUE, Viaduc à l'Estaque, automne 1907, 65,1 X 80,6, Minneapolis, The Minneapolis Institute of Arts
La peinture fauve m'avait impressionné par ce qu'elle avait de nouveau, et cela me convenait... C'était une peinture très enthousiaste et elle convenait à mon âge, j'avais vingt-trois ans... Comme je n'aimais pas le romantisme, cette peinture physique me plaisait. Cela a duré le temps des choses nouvelles. J'ai compris que le paroxysme qu'il y avait en elle ne pouvaitpas durer. Comment ? Quand je suis retourné pour la troisième fois dans le Midi, je me suis aperçu que l'exaltation qui m'avait rempli lors de mon premier séjour et que j'avais transmise à mes tableaux, n'était pas la même. J'ai vu qu'il y avait autre chose.
Il fallait trouver d'autres moyens à ma nature... Quand on réfléchit, cela change la couleur d'une chose... J'avais été impressionné par Cézanne, par ses tableaux que j'avais vu chez Vollard, je sentais qu'il y avait quelque chose de plus secret dans cette peinture (...) Les masques nègres aussi m'ont ouvert un horizon nouveau. Ils m'ont permis de prendre contact avec des choses instinctives, des manifestations directes qui allaient contre la fausse tradition, dont j'avais horreur.
Georges BRAQUE (entretien avec Dora VALLIER), « Braque, la peinture et nous », Cahiers d'Art, I, 1954
Georges BRAQUE, Viaduc à l'Estaque, juin-juillet 1908, 72,5 X 59, Paris, Musée National d'Art Moderne
Georges BRAQUE, Port en Normandie, Le Havre et Paris, mai-juin 1909, 96,2 X 96, 2, Chicago, The Art Institute of Chicago
Pablo PICASSO, Usine à Horta de Ebro, Horta de Ebro, été 1909, 53 X 60, Saint-Petersbourg, Musée de l'Ermitage
Georges BRAQUE, Le Château de la Roche-Guyon, été 1909, 92 X 73, Eindhoven, Stedelijk Van Abbe Museum
Georges BRAQUE, Violon et palette, Paris, automne 1909, 92 X 43, New York, The Salomon R. Guggenheim Museum
La perspective traditionnelle ne me satisfaisait pas. Mécanisée comme elle est, cette perspective ne donne jamais la pleine possession des choses. Elle part d'un point de vue et n'en sort pas. Or, le point de vue est une toute petite chose. C'est comme celui qui toute sa vie dessinerait des profils en faisant croire que l'homme n'a qu'un seul oeil... Quand on en arriva à penser ainsi, tout changea, vous n'avez pas idée à quel point !... Ce qui m'a beaucoup attiré - et qui fut la direction maîtresse du cubisme - c'était la matérialisation de de cet espace nouveau que je sentais. Alors je commençais à faire surtout des natures mortes, parce que dans la nature morte il y a un espace tactile, je dirais presque manuel. Je l'ai écrit du reste : « Quand une nature morte n'est plus à la portée de la main, elle cesse d'être une nature morte. »... Cela répondait pour moi au désir que j'ai toujours eu de toucher la chose et non seulement de la voir. C'est cet espace qui m'attirait beaucoup, car c'était cela la première peinture cubiste, la recherche de l'espace. La couleur n'y avait qu'un petit rôle. De la couleur il n'y avait que le côté lumière qui nous préoccupait. La lumière et l'espace sont deux choses qui se touchent, n'est-ce pas ? et nous les sentions ensemble ... On nous appelait abstraits !
Georges BRAQUE (entretien avec Dora VALLIER), « Braque, la peinture et nous », Cahiers d'Art, I, 1954
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