dimanche 14 septembre 2008

L'Art impressionniste (Jules LAFORGUE, 1903)

Claude MONET. Impression, soleil levant. 1873. 48 X 63. Paris, Musée Marmottan
ORIGINE PHYSIOLOGIQUE DE L'IMPRESSIONNISME — Le préjugé du dessin. Étant admis que, si l’œuvre picturale relève du cerveau, de l’âme, elle ne le fait qu’au moyen de l’œil et que l’œil est donc d’abord, tout comme l’oreille en musique. L’Impressionniste est un peintre moderniste qui, doué d’une sensibilité hors du commun, oubliant les tableaux amassés par les siècles dans les musées, oubliant l’éducation optique de l’école (dessin et perspective, coloris), à force de vivre et de voir franchement et primitivement dans les spectacles lumineux en plein air, c’est-à-dire hors de l’atelier éclairé à 45˚, que ce soit la rue, la campagne, les intérieurs, est parvenu à se refaire un œil naturel, à voir naturellement et à peindre naïvement comme il voit.Primitivement l'œil, ne connaissant que la lumière blanche, avec ses ombres indécomposées, par conséquent, point aidé dans ses expériences par la ressource des colorations discernantes, s'aida des expériences tactiles. Alors, par des associations habituelles d'aide mutuel et ensuite par hérédité des modifications acquises entre la faculté des organes tactiles et celle de l'organe visuel, le sens des formes a passé des doigts dans l'œil. Les formes arrêtées ne relèvent pas primitivement de l'œil et l'œil par succession et raffinement en a tiré pour la commodité de son expérience le sens des contours nets; et de là cette illusion enfantine de la traduction de la réalité vivante et sans plans par le dessin-contour et de la perspective dessinée.Essentiellement l'œil ne doit connaître que les vibrations lumineuses, comme le nerf acoustique ne connaît que les vibrations sonores. C'est parce que l'œil, après avoir commencé par s'approprier, raffiner et systématiser les facultés tactiles a vécu et s'est instruit, s'est entretenu dans l'illusion par les siècles d'œuvres dessinées que son évolution comme organe des vibrations lumineuses s'est si retardée relativement à celle de l'oreille par exemple, et est encore dans la couleur une intelligence rudimentaire, et que tandis que l'oreille en général analyse aisément les harmoniques, comme un prisme auditif, l'œil voit synthétiquement et grossièrement seulement la lumière et n'a que de vagues pouvoirs de la décomposer dans les spectacles de la nature malgré ses trois fibrilles de Young qui sont les facettes du prisme. Donc un œil naturel (ou raffiné puisque, pour cet organe, avant d'aller, il faut redevenir primitif en se débarrassant des illusions tactiles), un œil naturel oublie les illusions tactiles et sa commode langue morte: le dessin-contour et n'agit que dans sa faculté de sensibilité prismatique. Il arrive à voir la réalité dans l'atmosphère vivante des formes, décomposée, réfractée, réfléchie par les êtres et les choses, en incessantes variations. Telle est cette première caractéristique de l'œil impressionniste.

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L'ŒIL ACADÉMIQUE ET L'ŒIL IMPRESSIONNISTE.—POLYPHONIE DES COULEURS.— Dans un paysage baigné de lumière, dans lequel les êtres se modèlent comme des grisailles colorées; où l'académique ne voit que la lumière blanche, à l'état épandu, l'impressionniste la voit baignant tout non de morte blancheur, mais de mille combats vibrants, de riches décompositions prismatiques. Où l'académique ne voit que le dessin extérieur enfermant le modelé, il voit les réelles lignes vivantes sans forme géométrique mais bâties de mille touches irrégulières qui, le loin, établissent la vie. Où l'académique voit les choses se plaçant à leurs plans respectifs réguliers selon une carcasse réductible à un pur dessin théorique, il voit la perspective établie par les mille riens de tons et de touches, par les variétés d'états l'air suivant leur plan non immobile mais remuant.En somme l'œil impressionniste est dans l'évolution humaine l'œil le plus avancé, celui qui jusqu'ici a saisi et a rendu les combinaisons de nuances les plus compliquées connues.L'impressionniste voit et rend la nature telle qu'elle est, c'est-à-dire uniquement en vibrations colorées. Ni dessin, ni lumière, ni modelé, ni perspective, ni clair-obscur, ces classifications enfantines: tout cela se résout en réalité en vibrations colorées et doit être obtenu sur la toile uniquement par vibrations colorées.Dans cette petite et étroite exposition de chez Guslitt, la formule est sensible surtout dans le Monet... et le Pissarro... où tout est obtenu par mille touches menues dansantes en tout sens comme des pailles de couleurs — en concurrence vital pour l'impression d'ensemble. Plus de mélodie, isolée, le tout est une symphonie qui est la vie vivante et variante, comme «les voix de la forêt» des théories de Wagner en concurrent vitale pour la grande voix de la forêt, comme l'Inconscient, loi du monde, est la grande voie mélodique, résultante de la symphonie des consciences de races et d'individus. Tel est le principe de l'école du plein-air impressionniste. Et l'œil du maître sera celui qui discernera et rendra les dégradations, les décompositions les plus sensibles, cela sur une simple toile plane. Ce principe a été, non systématiquement, mais par génie appliqué en poésie et dans le roman chez nous.

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Claude MONET. La Gare Saint-Lazare à l'extérieur. Le Signal. 1877. 66 X 82. Hanovre

FAUSSE ÉDUCATION DE NOS YEUX.— Or chacun sait que nous ne voyons pas les couleurs de la palette en elles-mêmes, mais selon les illusions correspondantes à l'éducation que nous ont donnée les tableaux des siècles, et avant tout pour la lumière que peut nous donner la palette. (Comparez photométriquement le soleil le plus éblouissant de Turner à la flamme de la plus triste chandelle.) Le jugement réflexe d'une convention harmonique innée pour ainsi dire se fait entre la sensation visuelle du paysage et la sensation des ressources étalées sur la palette. C'est la langue proportionnelle du peintre, qu'il enrichit proportionnellement à la richesse du développement de sa sensibilité optique. De même pour les grandeurs et la perspective. Oserai-je dire qu'en ce sens la palette du peintre est à la lumière réelle et à ses jeux en couleur sur les réalités réfléchissantes et réfractantes, ce que la perspective sur une toile plane est à la profondeur et aux plans réels de la réalité dans l'espace? Ces deux conventions sont les ressources du peintre.


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MOBILITÉ DU PAYSAGE ET MOBILITÉ DES IMPRESSIONS DU PEINTRE. — Critiques qui codifiez le beau et guidez l'art, voici un peintre qui vient planter son chevalet devant un paysage assez stable comme lumière, un état d'après-midi, par exemple. Supposons qu'au lieu de peindre son paysage en plusieurs séances, il a le bon sens d'en établir la vie de tons en quinze minutes, c'est-à-dire qu'il est impressionniste. Il arrive là avec sa sensibilité d'optique propre. Cette sensibilité est à cette heure, selon les états fatigants ou ménageants qu'il vient de traverser, éblouie ou en éveil, et ce n'est pas la sensibilité d'un seul organe, mais les trois sensibilités en concurrence vitale des trois fébriles de Young. Dans ces quinze minutes l'éclairage du paysage: le ciel vivant, les terrains, les verdures, tout cela dans le réseau immatériel de la riche atmosphère avec la vie incessamment ondulatoire de ses corpuscules invisibles réfléchissants ou réfractants, l'éclairage du paysage a infiniment varié, a vécu en un mot.

Dans ces quinze minutes, la sensibilité optique du peintre a varié et revarié, a été bouleversée dans son appréciation de la constance proportionnelle et de la relativité des tons du paysage entre eux. Impondérables fusions de tons, contrariétés de perceptions, distractions inappréciables, subordinations et dominations, variations de la puissance de réaction des trois fébriles optiques entre elles et au dehors, combats infinis et infinitésimaux.

Un exemple entre des milliards. Je vois tel violet, j'abaisse mes yeux vers ma palette pour l'y combiner, mon oeil est involontairement tiré par la blancheur de ma manchette; mon oeil a changé, mon violet en souffre, etc., etc...

De sorte qu'en définitive, même en ne restant que quinze minutes devant un paysage, l'œuvre ne sera jamais l'équivalent de la réalité fugitive, mais le compte-rendu d'une certaine sensibilité optique sans identique à un moment qui ne se reproduira plus identique chez cet individu, sous l'excitation d'un paysage à un moment de sa vie lumineuse qui n'aura plus l'état identique de ce moment.

Notez en gros trois périodes d'état devant un paysage: l'acuité croissante de la sensibilité optique sous l'excitation de ce spectacle nouveau, le summum d'acuité, puis la décroissance de la fatigue nerveuse.

Ajoutez l'atmosphère infiniment variable, la meilleure galerie où sera exposée cette toile, la vie minutieuse et quotidienne des tons de cette toile s'usant et se combattant. Et enfin pour les spectateurs autant de sensibilités sans identique et chez chacun d'eux l'infini des moments uniques des sensibilités.

L'objet et le sujet sont donc irrémédiablement mouvants, insaisissables et insaisissants. Les éclairs d'identité entre le sujet et l'objet, c'est le propre du génie. Chercher à codifier les éclairs est une plaisanterie d'école.

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Claude MONET. La Cathédrale de Rouen. 1893 : 3 versions de la série.


DOUBLE ILLUSION DU BEAU ABSOLU ET DE L'HOMME ABSOLU.— INNOMBRABLES CLAVIERS HUMAINS. — La vieille esthétique a radoté alternativement sur ces deux illusions: le Beau absolu, objectif — l'homme absolu, subjectif, le Goût.

On a aujourd'hui un sentiment plus exact de la Vie en nous et hors de nous.

Chaque homme est selon son moment dans le temps, son milieu de race et de condition sociale, son moment d'évolution individuelle, un certain clavier sur lequel le monde extérieur joue d'une certaine façon. Mon clavier est perpétuellement changeant et il n'y en a pas un autre identique au mien. Tous les claviers sont légitimes.

De même, le monde extérieur est une symphonie perpétuellement changeante (la loi de Feschner, la perception des différences décroissant en raison inverse des intensités). Les arts optiques relèvent de l'œil et uniquement de l'œil.

Il n'y a pas au monde deux yeux identiques comme organe et comme faculté.
Tous nos organes sont en concurrence vitale: chez le peintre l'œil domine, chez le musicien l'oreille, chez le métaphysicien certaine faculté, etc...

L'œil le plus digne d'admiration est celui qui est allé le plus loin dans l'évolution de cet organe, et par conséquent la peinture la plus admirable sera, non pas celle où il y aura ces chimères d'écoles à la beauté hellénique», «le coloris vénitien», «la pensée de Cornélius», etc., mais bien celle qui révélera cet œil par le raffiné de ses nuances ou le compliqué de ses lignes.

L'état le plus favorable à la liberté de cette évolution est la suppression des écoles, des jurés, des médailles, ces meubles enfantins, du patronage de l'État, du parasitisme des critiques d'art sans œil; le dilettantisme nihiliste, l'anarchie ouverte à toutes les influences, telle qu'elle règne parmi les artistes français en ce moment: «Laissez faire, laissez passer». Au-dessus de l'humanité, la Loi suit son développement réflexe et l'Inconscient souffle où il veut.

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DÉFINITION DU PLEIN-AIR. —Le plein-air, formule qui servit d'abord et surtout aux paysagistes de l'école de Barbizon (village près de la forêt de Fontainebleau), ne signifie pas cela. Ce plein-air des paysagistes impressionnistes, il commande leur peinture entière et signifie la peinture des êtres ou des choses dans leur atmosphère : paysage, salons à la bougie ou simples intérieurs, rues, coulisses éclairées au gaz, usines, halles, hôpitaux, etc.


Claude MONET. Camille Monet sur son lit de mort. 1879. 90 X 78. Paris, Musée d'Orsay

EXPLICATION DES APPARENTES EXAGÉRATIONS IMPRESSIONNISTES. —L'œil commun du public et de la critique non artiste, élevé à voir la réalité dans des harmonies établies et fixées par la foule de ses peintres médiocres comme œil, cet œil n'a aucun droit contre ces yeux aigus d'artistes qui, plus sensibles aux variations lumineuses en noteront naturellement sur leur toile des nuances, des rapports de nuances rares, imprévus, inconnus qui feront crier les aveugles à l'excentricité voulue, et même dût-on faire la part de l'incohérence d'un œil naturellement, volontairement si l'on veut, exaspéré dans la hâte de ces œuvres d'impressions notées dans la toute première ivresse sensorielle d'une réalité déjà choisie rare et imprévue, tout cela, la langue de la palette par rapport à la réalité étant une langue conventionnelle et susceptible d'assaisonnements nouveaux, tout cela n'est-il pas plus artiste, plus vivant et par conséquent plus fécond pour l'avenir que les tristes et immuables recettes des coloris académiques ?

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PROGRAMME DES PEINTRES FUTURS. — Le groupe de peintres, les plus vivants, les plus audacieux qu'on ait jamais vus, et les plus sincères (ils vivent dans les risées ou l'indifférence, c'est-à-dire presque dans la misère), avec la voix d'une certaine presse en minorité, demande que l'État cesse de s'occuper de l'art, qu'on vende l'École de Rome (villa Médicis), qu'on ferme l'Institut, qu'il n'y ait plus de médaille ou autre récompense, que les artistes vivent dans l'anarchie, qui est la vie, qui est chacun laissé à ses propres forces et non annihilé ou entravé par l'enseignement académique vivant du passé. Plus de beau officiel, le public sans guide apprendra à voir par lui-même et ira naturellement aux peintres qui l'intéressent d'une façon moderne, vivante, et non grecque ou renaissance. Pas plus de salons officiels et de médailles qu'il n'y en a pour les littérateurs. De même que ceux-ci travaillent par eux-mêmes et cherchent à placer leur œuvre aux vitrines des éditeurs, de même ils travailleront à leur goût et chercheront à placer aux vitrines des marchands de tableaux. Ce sera leur salon.

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LES CADRES EN RAPPORT AVEC L'ŒUVRE. — Les expositions d'indépendants ont substitué la variété intelligente et raffinée des cadres de fantaisie au perpétuel cadre doré à moulures faisant partie du magasin des poncifs académiques. Un paysage vert soleil, une page blonde d'hiver, un intérieur papillotant de lustres et de toilettes exigent, des cadres différents que leurs auteurs respectifs sauront seuls confectionner, comme une femme sait mieux que personne quelles nuances d'étoffes et quelles poudres, et quelles tentures de boudoir feront valoir son teint, l'expression de son visage, ses manières. Nous avons vu des cadres plats, blancs, rose-pâle, verts, jaune jonquille, d'autres bariolés à outrance de mille tons et de mille façons. Cette mode a eu son contre-coup dans les salons officiels, mais n'y a produit que nouveautés bourgeoises, genre peluche et autres.

Jules LAFORGUE. « L'Art impressionniste », Œuvres complètes, Mélanges posthumes. Paris, Éditions du Mercure de France, 1903