vendredi 28 novembre 2008

Henri MATISSE



Henri Matisse. Fenêtre ouverte à Collioure. Été 1905. 55 X 46. Collection particulière





Henri MATISSE. La Femme au chapeau. 1905. 80, 7 X 59,7. San Srancisco, San Francisco Museum of Modern Art









MAURICE DENIS SUR L'ART D'HENRI MATISSE









Mais notre temps ne produit guère plus qu'un autre d'individus exceptionnels. Il y a peu d'originalités véritables. Les imitateurs sont nombreux. Ils se répartissent en divers groupes : il y a l'école de Cézanne, l'école de Guérin, l'école de Matisse..., etc. C'est l'école de Matisse qui paraît la plus vivante, la plus nouvelle et la plus discutée.




Dès l'entrée de la salle qui lui est consacrée, à l'aspect de paysages, de figures d'étude ou de simples schémas, tous violemment colorés, on s'apprête à scruter les intentions, à connaître les théories : on se sent en plein dans le domaine de l'abstraction.




Sans doute, comme dans les plus ardentes divagations de Van Gogh, quelque chose subsiste de l'émotion initiale de nature. Mais ce qu'on trouve en particulier chez Matisse, c'est de l'artificiel ; non pas de l'artificiel littéraire, comme serait une recherche d'expression idéaliste ; ni de l'artificiel décoratif, comme en ont imaginé les tapissiers turcs ou persans ; non, c'est quelque chose de plus abstrait encore ; c'est la peinture hors de toute contingence, la peinture en soi, l'acte pur de peindre. Toutes les qualités du tableau autres que celles du contraste des tons et des lignes, tout ce que la raison du peintre n'a pas déterminé, tout ce qui vient de notre instinct et de la nature, enfin toutes les qualités de représentation et de sensibilité sont exclues de l'oeuvre d'art. C'est proprement la recherche de l'absolu. Et cependant, étrange contradiction, cet absolu est limité par ce qu'il y a au monde de plus relatif : l'émotion individuelle.




Que Matisse me pardonne si je ne comprends pas. Je sais la finesse de son oeil, les dons de sa sensibilité, et je crois bien ne pas me tromper si je cherche à l'origine de chacune de ses notations, même sommaires, une émotion de nature.




Or, ce que vous faites, Matisse, c'est de la dialectique : vous partez de l'individuel et du multiple ; et par la définition, comme disaient les néo-platoniciens, c'est-à-dire par l'abstraction et la généralisation, vous arrivez à des idées, à des noumènes de tableaux. Vous n'êtes satisfait que lorsque tous les éléments de votre oeuvre vous sont intelligibles. Il faut que rien ne reste de conditionné ou d'accidentel dans votre univers : vous le dépouillez de tout ce qui ne coïncide pas avec les possibilités d'expression que la raison vous fournit. Comme si vous pouviez, dans le domaine de votre art, échapper à l'ensemble des nécessités qui limitent partout notre expérience ! Nous comprenons, disait Taine, des millions de faits, mais au moyen d'une centaine de faits que nous ne comprenons pas. Il faut s'y résigner : tout n'est pas intelligible. Il faut renoncer à construire un art tout neuf avec notre seule raison. Il faut se fier davantage à la sensibilité, à l'instinct, et accepter, sans trop de scrupules, beaucoup de l'expérience du passé. Le recours à la tradition est notre meilleure sauvegarde contre les vertiges du raisonnement, contre l'excès des théories.


Maurice DENIS. « La Peinture ». L'Ermitage, no11, 15 novembre 1905


Henri MATISSE. Luxe I. Été 1907. 210 X 137. Paris, Musée national d'art moderne

Henri MATISSE. La Musique. 1910. 260 X 389. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage


Henri MATISSE. La Danse. 1909-1910. 260 X 391. Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage


***

Sur le « Fauvisme »





Au printemps 1905, la peinture s'ennuie en France. Ses plus récentes nouveautés ont plus de vingt ans : le néo-impressionnisme de Seurat et Signac a trouvé sa définition et sa logique à la fin des années 1880 et, depuis, des disciples de toutes nationalités pratiquent la division des tons, les touches séparées et le mélange optique, celui que produit l'oeil quand il se tient à distance de la toile. Le mouvement des nabis n'est pas beaucoup plus jeune : Bonnard et Vuillard ne sont plus les provocateurs de la couleur découpée par aplats qu'ils étaient vers 1892, mais des artistes reconnus, presque des classiques.






Quant à l'impressionnisme, il en est à l'âge de la prospérité. Le temps des combats est fini et les expositions de Monet et de Renoir sont des succès assurés. Le premier montre ses paysages londoniens, le second des nus dans une nature ensoleillée, que la critique, enfin réconciliée avec eux, s'accorde à juger très réussis. Les musées français eux-mêmes commencent à penser qu'il serait nécessaire d'acquérir ces oeuvres que les amateurs allemands, nord-américains, russes et scandinaves viennent acheter à Paris.






Au printemps 1905, la peinture française s'ennuie si visiblement que le critique du Mercure de France, Charles Morice, publie le questionnaire qu'il a soumis à plusieurs dizaines d'artistes et leurs réponses. Parmi ses interrogations : "L'impressionnisme est-il mort ?" et "Sommes-nous à la fin ou au début d'une période ?" La plupart des réponses sont incertaines et diplomatiques. Deux peintres seulement semblent susceptibles de jeter du trouble dans cette torpeur confortable : Gauguin et Cézanne. Mais Gauguin est mort en 1903, aux îles Marquises, et Cézanne vit reclus et misanthrope à Aix-en-Provence. Leurs toiles ne sont visibles que dans la galerie d'Ambroise Vollard, marchand lunatique qui ne se soucie guère de les faire connaître, convaincu que la grande peinture se mérite.






Au printemps de 1905, Henri Matisse ne s'ennuie pas, mais il hésite sur la peinture à faire. Cela fait presque dix ans qu'il hésite. Il a 35 ans et un début de réputation. Ancien élève de Gustave Moreau aux Beaux-Arts, il étudie et récapitule méthodiquement les diverses tendances esthétiques apparues depuis 1874 et le surgissement de l'impressionnisme. De la fin des années 1890 au début de 1905, on le voit successivement suivre les exemples, peu compatibles, de Monet, Seurat et Signac, Cézanne et Gauguin. Il lui arrive de paraître proche de Munch, le temps d'une expérience, et de revenir peu après vers les espagnolades de Manet.






Tantôt il suit la leçon d'un seul, tantôt il tente des synthèses stylistiques. Afin d'avoir des exemples en permanence devant les yeux, Matisse, en dépit de sa situation financière médiocre, achète un petit Cézanne et un petit Gauguin : pour cela, Amélie, sa femme, vend ses quelques bijoux. Dans l'appartement du quai Saint-Michel, avec vue sur Notre-Dame et la Seine, ces petits tableaux sont comme des talismans qui doivent favoriser la métamorphose de l'élève Matisse en peintre novateur.






Mais elle tarde. A l'été 1904, Matisse accepte l'invitation de Signac. Celui-ci, depuis la mort de Seurat, est le chef de file et le théoricien du néo-impressionnisme. Il le défend dans un livre de doctrine, D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, paru en 1899. Il le défend aussi en regroupant autour de lui de jeunes convertis qu'il aide à exposer. Pour Matisse, il fait plus : il lui propose de passer un été à peindre dans sa propriété de Saint-Tropez ­ - Signac, épris de navigation à voile, a été l'un des découvreurs de Saint-Tropez. Matisse accepte. Les toiles qu'il exécute alors portent évidemment l'empreinte de la théorie divisionniste, dont il peut discuter avec Signac et avec Cross, autre maître de cette école. De ce séjour, Matisse rapporte l'idée d'une composition, des nus féminins sur une plage. Il y travaille l'hiver et lui donne un titre en hommage à Baudelaire, Luxe, calme et volupté . Il l'expose au Salon des Indépendants, le vingt et unième du nom, à partir du 24 mars 1905. Signac achète la toile, manière de l'approuver et d'aider Matisse.






Les critiques les plus attentifs sont moins enthousiastes. "Pourquoi cette incursion chez les théoriciens du "point" ?" , demande Louis Vauxcelles. Charles Morice, qui les nomme "pointillistes et confettistes", est aussi sceptique : "M. Matisse a été mal inspiré d'apporter au groupe son talent. Aurait-il voulu prouver qu'on pouvait tout de suite et sans autre initiation, pour peu qu'on le voulût, passer maître en ce genre ?"

Autant dire qu'en avril 1905 Matisse est loin d'avoir résolu les difficultés qui le retiennent captif. Son travail est à l'image de la situation générale de la peinture moderne : parfaitement réglé, réfléchi, savant, séduisant de couleurs, banal de sujets. Morice est celui qui dénonce le plus cruellement cet état de fait : "L'art réduit à la technique cesse d'être l'art pour devenir une science ­ - une science nouvelle et inutile", écrit-il dans le même compte rendu du Salon des Indépendants. On peut supposer que Matisse a lu ces lignes. Et qu'il s'y est senti mis en cause.Comment réagir ? En s'éloignant de Paris. En allant peindre ailleurs, loin des influences. Ce ne sera plus Saint-Tropez et les amitiés néo-impressionnistes, mais Collioure, près de la frontière espagnole, port de pêcheurs sans passé artistique : il faut rompre avec le milieu parisien et se libérer des influences. Le 16 mai 1905, seul, Matisse arrive à la gare de Collioure et prend une chambre dans le seul hôtel du village, l'Hôtel de la gare justement. Il loue une deuxième chambre, en guise d'atelier, sur la plage du Port-d'Avall. Il est convenu que son épouse le rejoindra un peu plus tard. Et entendu aussi, du moins dans l'esprit de Matisse, qu'un ou d'autres peintres vont venir travailler avec lui.Il le propose à ses anciens camarades des Beaux-Arts, à Marquet, à Manguin, à Camoin. Dès son arrivée, il leur adresse des cartes vantant le pittoresque de l'endroit. Aucun ne peut accepter : affaires sentimentales, défauts de finance ou préférence pour le travail solitaire. Matisse s'adresse alors, en dehors de ses plus proches amis, à un peintre plus jeune que lui, à l'itinéraire et à la formation très différents, André Derain.






Derain a dix ans de moins que lui. Il s'est mis à peindre en autodidacte, en compagnie d'un camarade tout aussi autodidacte que lui, Vlaminck. Ensemble, du côté de Chatou, ils ont exécuté des paysages de la vallée et des banlieues. Ensemble, ils ont découvert avec stupeur Van Gogh. La correspondance que Derain adresse à Vlaminck, durant ses années de service militaire, montre en lui un lecteur de philosophes et de romanciers, un esprit ironique et prompt à tout remettre en cause. Au printemps de 1905, il n'est cependant guère plus qu'un inconnu dont les envois au Salon des Indépendants passent inaperçus, autant que ceux de Vlaminck. Si Matisse est d'ores et déjà une figure de la peinture parisienne, Derain n'est que l'un des nombreux très jeunes artistes qui tentent d'y pénétrer.

Mais Matisse le connaît depuis 1899 ou 1900. Il lui a rendu visite à Chatou, il a vu ses premiers essais. Il lui écrit donc de Collioure. Derain répond début juin, sur le ton mélancolique qui lui est habituel : "Vous savez que je suis bien seul dans mes idées, ce dont je souffre beaucoup en ce moment." Partir, il y est donc prêt. Il obtient de ses parents, si réticents cependant à ce qu'il devienne artiste, 1 000 francs (l'équivalent de 3 340 euros actuels) pour le train et le séjour. Vers le 5 juillet arrive à la gare de Collioure un jeune homme très grand et très maigre, vêtu de blanc et d'une casquette rouge, avec des caisses, des valises et un grand parasol.

Sur ce qui s'est passé ensuite, en juillet et août 1905, les historiens de l'art n'ont cessé de se pencher depuis des années. Analyser les interactions entre Matisse et Derain, les influences croisées, les accords et les désaccords n'est pas aisé. Dans une lettre de Derain à Vlaminck, l'entreprise est définie en deux points : " Une nouvelle conception de la lumière qui consiste en ceci : la négation de l'ombre" ; et "extirper tout ce que la division du ton avait dans la peau".






Le second principe est le plus simple à expliquer : les deux peintres sont parfaitement conscients qu'ils ont tout à perdre à demeurer fidèles au néo-impressionnisme, aux touches séparées et voletantes, à l'exemple de Signac, parce que cette esthétique n'est pas la leur et parce que, ajoute Derain, "c'est en somme un monde qui se détruit lui-même quand on le pousse à l'abstraction". Entendez : systématisées, ces touches font disparaître la nature dans des nuées de taches et de points colorés qui dissolvent les contours et absorbent l'espace perspectif. La remarque est d'autant plus judicieuse que l'abstraction est née, en effet, un peu plus tard, en partie de ce divisionnisme poussé à ce paroxysme, par exemple chez Paul Klee. Donc, Matisse et Derain abandonnent ce procédé, sans doute courant juillet ­ - abandon qui n'interdit du reste pas de brefs retours de Derain à cette technique ultérieurement.

Quant à la "négation de l'ombre", Derain la commente ainsi : "L'ombre est un monde de clarté et de luminosité qui s'oppose à la lumière du soleil." Autrement dit, les ombres ont des couleurs propres et puissantes, plus puissantes même parfois que les couleurs que l'éclat du soleil blanchit. La découverte n'en est pas une. Gauguin l'a énoncée et en a tiré ses effets chromatiques somptueux dès son premier séjour à Tahiti en 1891 et 1892.




Matisse et Derain vérifient, dans le climat méditerranéen, ce que Gauguin a compris dans le Pacifique. Et en tirent à leur tour des conséquences : aucune couleur n'est obligatoire, seule l'est la fidélité de l'oeuvre à la sensation visuelle perçue par l'oeil du peintre. Le sable peut être rouge ou outremer, une chambre aux volets entrouverts pourpre ou vert vif. Les couleurs sont partout, toutes les couleurs. Il suffit de les voir. Il suffit ­ - ce qui est plus difficile encore - ­ d'oser les placer sur la toile en dépit des habitudes anciennes, des interdits, du supposé "réalisme" et de toutes les raisons qui doivent empêcher de peindre la moitié d'un visage turquoise ou vermillon.




Pour affirmer la liberté qu'ils viennent de gagner, les deux peintres posent l'un pour l'autre, et leurs portraits sont affranchis des conventions ordinaires ­ - peau couleur chair, modelés souples. Derain a les yeux vert sombre, Matisse les a vert plus bleuté. Quelques jours ou semaines plus tard, Matisse peint Amélie avec la même audace, la même jouissance érotique d'un chromatisme dégagé de toute obligation descriptive. L'essentiel est acquis.Cet essentiel n'a alors pas encore de nom. Il en reçoit un en octobre 1905 : un nom par moquerie. Au Salon d'automne, la salle VII réunit Matisse, Derain, Vlaminck, Manguin, Marquet et Camoin. Le critique Louis Vauxcelles lance le mot "cage aux fauves", dont vient "fauvisme" ­ - qui désigne depuis lors la peinture née à Collioure. Mais Vauxcelles est loin d'être le plus violent. Le reste de la presse se déchaîne : "Les plus abracadabrantes productions des brosses en délire", "des bariolages informes", "les jeux barbares et naïfs d'un enfant qui s'exerce avec la boîte à couleurs dont on lui fit don pour ses étrennes", "mélange de cires à bouteilles et de plumes de perroquet".

Toutes opinions politiques confondues, les quotidiens dénoncent la folie et la "grosse farce" de ces peintures dont les couleurs offusquent par leur intensité et leur franchise. L'Illustration se saisit de l'affaire et publie des photographies des oeuvres incriminées, accompagnées, par dérision, de citations des rares personnes qui essaient de comprendre et d'expliquer. Le premier scandale artistique du XXe siècle fait l'actualité d'octobre 1905, et sa rumeur se répand en Europe, en Allemagne en particulier où d'autres énergumènes ­ - Kirchner, Pechstein, Heckel - ­ sont en train de créer à Dresde un mouvement nommé Die Brücke, l'homologue du fauvisme.

Ce vacarme assure d'un coup la notoriété des "fauves". En novembre, Vollard achète à Derain quatre-vingt-neuf peintures et autant de dessins en une seule visite. Matisse a de nouveaux défenseurs, parmi lesquels la tribu des Stein ­ - Gertrude, Léo, Michael ­-, qui deviennent ses amis. L'année commencée dans l'ennui et les doutes finit dans les polémiques et les rencontres encourageantes.




Matisse n'en garde pas moins son calme et juge ce qu'il est parvenu enfin à accomplir : "La plus importante évolution, la crise supérieure, c'est quand l'artiste comprend qu'il n'y a plus de peinture objective, que la loi est en lui."(...)

Philippe DAGEN. « La Peinture se réveille ». Le Monde, 27 août 2005